vendredi 12 novembre 2010

Les frères Kaufman en 1929 : entre Nice et Odessa

Hâtons-nous de faire les présentations. Dziga Vertov est né en 1896, Boris Kaufman en 1897. Ils sont frères[1] et cinéastes. L’ainé réalisera des films qui mettent en pratique sa théorie du Kinoglaz. Le cadet voyagera en Europe avant d’arriver en France où il rencontrera Jean Vigo, avec qui il réalisera A Propos de Nice en 1929. Au même moment, Vertov signe L’Homme à la caméra en Ukraine. Les deux films sont une manifestation du point de vue, en ce sens que Vertov présente la caméra comme une être animé, vivant, capable de réfléchir le réel[2], alors que le film de Kaufman et Vigo est décrit comme un point de vue documenté par ce dernier[3]. Il n’est pas question ici de jouer le réel, mais de le capter et de le transmettre. Malheureusement, à cette époque, le cinéma et la caméra sont déjà bien reconnaissables entre Nice et Odessa. La vérité pourrait à priori transparaître entre le moment où l’opérateur enclenche sa caméra et celui où la personne filmée se rend compte qu’elle est dans le champ. Mais chez Vertov, la vérité n’est pas dans l’ignorance. Le contact entre une personne qui se sait filmée et une caméra (évidemment portée par un kinok[4]) n’est pas systématiquement synonyme de paraître, de fausseté, de jeu du sujet filmé. Pour Vigo et Kaufman, au contraire, dès lors qu’une personne se sait filmée, la coupe est nécessaire, pour préserver au mieux la vérité du plan[5].
Les trois cinéastes cherchent donc à dire cinématographiquement leur monde. Alors que Murnau cherchait à créer en 1924 un film qui serait compréhensible pour les analphabètes (Le Dernier des Hommes se veut sans intertitres), et que le parlant arrive progressivement en Europe[6], Vigo et les frères Kaufman réalisent des poèmes filmiques par leur sens du montage et leurs choix des terrains filmés. Nulle réponse à la banale question « Cherchent-ils à rendre compte du réel ? » tant les différences de registres sont importantes et brutales. Le « oui » serait une réponse satisfaisante mais incomplète, car ce qui intéresse les trois cinéastes, c’est leur message, qui exprime leur vérité, quitte à passer par des sentiers poétiques.

Rendre compte du réel

Lorsque Jean Vigo explique sa démarche dans son discours Vers un cinéma social, il avance la notion de point de vue documenté ; pour lui, le personnage aura été surpris par l’appareil. Cette intention est commune à Dziga Vertov, bien qu’elle relève ici une différence notable. Si Vigo et Kaufman coupent le plan dès lors que la personne filmée s’en rend compte, pour Vertov, ce n’est que le commencement de sa démarche. Vertov n’a pas peur de la mise en abyme du cinéma ; mieux, il s’en sert pour illustrer la théorie de son film. Ainsi, l’appareil cinématographique « montre le monde comme seul » il peut « le voir ». Cette expérience plus ludique que celle de son frère est également un formidable témoignage de l’approche, du regard que nous portons sur une caméra : tantôt un regard amusé (le sans-abri qui se réveille et qui, surpris par la caméra, rit, ou encore la dame sur la calèche qui mime le mouvement de rotation de la manivelle), tantôt un regard de gêne et de dégoût pour le voyeurisme supposé de la caméra (la femme dormant sur un banc et qui se réveille en partant très vite).
Il est bien entendu qu’un homme marchant dans une foule en actionnant la manivelle d’une caméra ne passera pas inaperçu. Il refuse de se fondre dans la masse en s’en démarquant, mais que peut-on dire de cette même personne si elle souhaite rendre compte de cette masse dans sa vérité la plus pure ? Tout comme son grand frère à Odessa, Kaufman arpente un trottoir bondé de Nice avec sa caméra, et les réactions ne sont pas forcément les mêmes. Le naturel est là, mais il est ailleurs. En effet, si Kaufman avait uniquement souhaité réaliser un film qui rendrait compte de la vérité des Niçois, d’une part, le film serait raté, et d’autre part, il serait considéré comme prétentieux. Mais à partir du moment où une caméra est placée dans une rue alors que la rue ne s’y attend pas, la surprise est vraie, naturelle, donc réelle. L’émotion d’une surprise est intacte, imprimée à jamais par la caméra. En témoignent celles du premier plan de foule du film, avec l’homme à gauche, à lunettes, qui aussitôt le fondu enchaîné terminé, recule de deux pas en espérant peut-être ne pas être dans le champ, et le plan suivant avec les trois femmes âgées à ombrelle, qui ralentissent considérablement la cadence de leur pas par rapport à la foule avant de s’écarter. Vigo et Kaufman ne manquent d’ailleurs pas d’humour dans leur démarche radicale qui consiste à effectuer une coupe dès lors qu’un regard se fait trop insistant et qu’il pourrait nuire à la valeur « document » de leurs plans : puisque les Niçois changent d’attitude dès qu’ils se sentent filmés, il faut donc filmer des animaux, puisqu’ils ne peuvent avoir conscience d’être enregistrés. D’où deux plans : l’un sur un chien, l’autre sur une autruche.
Pour accéder à la vérité pure, Vertov n’hésite pas à filmer des cas extrêmes où la présence d’une caméra ne peut en aucun cas conclure à un travestissement des émotions, à la corruption du réel : il filme ainsi une naissance, un mort dans son cercueil, un mariage. Quand l’événement est extra-ordinaire, une caméra ne peut en aucun cas agir sur le regard qu’une jeune mère porte sur son bébé. Ce compte-rendu du réel a pourtant une limite, considérable dans L’Homme à la caméra. Bien que l’immersion soit paradoxalement plus réussie que dans le film de son frère, Vertov alterne constamment les points de vue, ce que Kaufman ne fait qu’une seule fois dans son film et dans une visée explicative[7]. Vertov montre ce que l’opérateur a filmé, mais surtout cet homme à la caméra, son voyage à travers la ville. Inconsciemment, le spectateur estime que ce qui est filmé l’est par cette caméra, et s’immerge donc totalement dans Odessa en oubliant la seconde, celle qui filme quelqu’un entrain de filmer. Il faut ainsi montrer une caméra pour que l’autre devienne invisible. Il y a donc une ambiguïté lorsque Vertov annonce dans le générique : « Sans recours au théâtre (le film n’a pas de décor, pas d’acteurs etc.) » Ces trois petites lettres finales « etc. » recèlent donc beaucoup plus que l’on ne pourrait l’imaginer à première vue, et ce, pour les deux films. Elles ouvrent la porte à un détournement du réel, pour y revenir avec un message, un discours énoncé par les auteurs des films.

Détours poétiques

Les deux films s’ouvrent sur le motif de l’éclatement. Feux d’artifices pour A Propos de Nice, lumière du projecteur pour L’Homme à la caméra. Le tandem Vigo / Kaufman et Dziga Vertov annoncent ici un éclatement futur, une floraison poétique de leur matière filmique. Dans leur description d’une ville, les films accumulent certains points communs de manière troublante.
Ce qui frappe en premier lieu est la manière de présenter les êtres. Chez Vertov, cela se traduit par une personnification d’Odessa, en filmant le sommeil d’une femme pendant que la ville est aux aurores, son réveil et l’accélération d’un train, son lavage et le nettoyage de la ville… Vigo et Kaufman réduisent quant à eux les Niçois à deux jouets pour dénoncer le peu d’importance qu’ils occupent. Ils attendent un train mais n’auront pas le temps de le prendre en marche et se transformeront alors en jetons sur une table de casino. Les moyens entrepris sont évidemment factices, mais ils dépeignent une situation bien réelle, en la rendant moins brutale par l’humour et la poésie du montage.
La femme, qui pourrait s’appeler Odessa, est représentée, par un montage parallèle, comme une personnification de la ville mais aussi comme son incarnation. Ainsi, à un plan présentant le bras replié de la dormeuse répond un autre plan, où la voiture qui conduit l’opérateur vers les voies ferrés de la ville emprunte une rue qui a la même forme que la bras vu juste avant. Ce raccord élégant parce que non enchaîné par un fondu, a le mérite de ne pas être démonstratif et de laisser le spectateur libre d’effectuer la connexion entre les formes angulaires présentées. Vertov filme aussi un jouet de cycliste mécanisé, derrière une vitre, avant de montrer un cycliste de chair et de sang, en pleine rue. La fusion de vie qui s’opère entre êtres inanimés et vivants est inquiétante, presque dérangeante, car ce ne sont pas les jouets qui sont humanisés, mais les humains qui sont mécanisés. L’Homme se confond avec les machines qu’il utilise, puisque la ville est au travail, courageuse, dynamique, compétente. Si Vertov filme l’éveil d’Odessa, son frère Boris filme quant à lui, à Nice, une ville en plein sommeil, qui s’est endormie sur son prestige aujourd’hui craquelé. Les deux villes sont nettoyées (autre motif récurrent), mais pour des raisons différentes. Le nettoyage des rues d’Odessa suppose des travailleurs pour les parcourir, alors que celui de Nice n’a pour seul but que de faire briller la ville. Nice n’est plus depuis bien longtemps, elle ne fait que paraître. Vigo et Kaufman veulent la dévêtir, comme ils le feront avec une femme dans un plan resté célèbre, où des fondus enchaînés présentent successivement une femme habillée différemment avant d’être entièrement nue. La personnification de la ville est aussi présente, bien que moins marquée, puisqu’elle peut apparaître comme un simple caprice érotique. Pour Vigo et Kaufman, il est primordial de quitter cette ville mourante, il faut « prendre son envol » (d’où les plans de l’hydravion), « mettre les voiles » (d’où ceux des bateaux).
Vigo écrivait dans une lettre datée du 7 Octobre 1930 qu’il souhaitait que le film provoque la nausée, et que les images d’ouvriers et les atmosphères d’usine soient un soulagement.
Tout ce qui reste pur à Nice part irrémédiablement en fumée, ce qui conduit A Propos de Nice à se conclure là où la fumée se voit : à l’usine. En marge du reste du film, la fin illustre la pureté par le sourire des travailleurs, la danse ralentie[8] des femmes. Et si la fumée est sale, elle peut au moins espérer suivre le chemin dessiné par les statues d’anges : le doigt pointé vers le ciel, et ses nuages apaisés.

Photogrammes :



Figure 1
Figure 2




A Propos de Nice : L’homme à gauche se rend compte qu’il est filmé et s’écarte vers la gauche du cadre.






Figure 1




L’Homme à la caméra : Vertov choisit de montrer ce que l’opérateur filme, avant de dévoiler le dispositif de tournage.
Figure 2












Figure 3



















Figure 1





A Propos de Nice : Déshabiller une ville comme l’on déshabille une femme.





Figure 2


Figure 3






















Figure 1




L’Homme à la caméra : Le bras d’Odessa est une route.

Figure 2
A Propos de Nice - Jean Vigo et Boris Kaufman (23 minutes)

L'Homme à la caméra - Dziga Vertov (1h08)

[1] En effet, le vrai nom de Dziga Vertov est Denis Arkadievitch Kaufman, Dziga Vertov étant un pseudonyme (qui signifie en ukrainien : « toupie qui tourne »).
[2] Se référer au plan de L’Homme à la caméra où la caméra « marche » grâce à son pied, indépendamment de toute action de l’opérateur.
[3] Dans son manifeste Vers un cinéma social, prononcé au Vieux-Colombier le 14 Juin 1930 à l’issue de la deuxième projection d’A Propos de Nice.
[4] Nous nous appelons les Kinoks pour nous différencier des « cinéastes », troupeau de chiffonniers qui fourguent assez bien leurs vieilleries. Dziga Vertov dans son manifeste « Nous », paru en 1922 dans la revue Kinophot.
[5] Bien entendu, le jeu conscient ne peut être toléré. Le personnage aura été surpris par l’appareil, sinon l’on doit renoncer à la valeur "document", d’un tel cinéma. Jean Vigo, Vers un cinéma social.
[6] En 1929 en France avec Les Trois Masques d’André Hugon, en 1931 en U.R.S.S. avec Le Chemin de la vie de Nikolaï Ekk, en 1935 en Arménie avec Peppo d’Amo Bek-Nazarov…
[7] Kaufman n’a recours au plan sur un opérateur qu’une seule fois, juste après les travellings dans la foule cités auparavant, pour expliquer que c’est bien la caméra qui provoque ces réactions de surprise et de retrait.
[8] Ce qui rappelle immanquablement la séquence la plus célèbre de l’œuvre de Jean Vigo : la splendide bataille de polochons dans le dortoir de Zéro de Conduite, elle aussi ralentie.

dimanche 7 novembre 2010

Punctum Vertigo : An 1

Il y a plus d’un an, je décidai d’ouvrir un nouveau blog. Il fallait trouver une plateforme adéquate, un support personnel et formellement libéré. Il y eut pendant quelques mois une décélération du rythme d’écriture, une remise en cause personnelle. Le support informatique et virtuel est instable en ce sens qu’il permet à la fois une créativité et une liberté introuvables sur un support matériel, mais peut aussi rebuter quelqu’un à poursuivre son envie de partager ses écrits, ses photographies, ses vidéos, ses conseils, bref : sa production. Il fallait donc être capable de s’émanciper d’une plateforme trop marquée et simplifiée comme celle du précédent blog, et en même temps créer ses propres marques, ses propres règles, ses propres enjeux afin qu’ils véhiculent « l’objet-blog ».

Durant cette période de réflexion sur le devenir du support, il fallait bien écrire, trouver l’envie et les moyens de le faire. La projection d’Inglourious Basterds, film si fortement ancré dans le cinéma, par sa mise en abime mais aussi son sens du rythme, allait me permettre de retrouver le chemin de l’écriture, chemin déserté au profit du sentier du doute. Il fallait l’explosion d’un écran de cinéma pour que germe enfin l’envie, la motivation, et l’écrit qui allaient propulser la naissance du blog. C’est ainsi qu’il y a un an jour pour jour, le 7 Novembre 2009, Punctum Vertigo était créé, avec le bagage du passé, quelques articles choisis pour lester le sac qui allait s’enfoncer dans ce que l’on appelle la « blogosphère », et un nouveau, écrit pourtant en Août, le soir de la projection du film de Tarantino. Quelques mois étaient nécessaires pour trouver le support (la plateforme Blogger), le titre du site, « Punctum Vertigo » (association de mots qui, même si elle paraît obscure au premier venu, est parfaitement justifiée ; un dialogue avec un autre blogueur il y a peu m’en avait convaincu) et la confiance pour écrire à nouveau.
Il y eut ensuite des écrits, de plus en plus longs, de plus en plus développés et précis sur l’analyse de films qui méritent au moins une approche posée, sensible et rigoureuse. Le choc de Shutter Island, et la discussion qui a suivie avec une étudiante en cinéma me forçaient à reconnaître en ce film un aboutissement de Scorsese, mais aussi une porte ouverte au cinéma de demain. C’est d’ailleurs cet article qui fut remarqué par Robin Hunzinger, directeur de La Revue des Ressources, et qui me permit de partager par la suite mes écrits pour cette revue. Les médias sociaux ont en effet apporté de nouveaux horizons au site, et à moi-même. Ainsi, la création d’une « page fan » et d’un compte « Punctum Vertigo » sur Facebook aura permis de générer davantage de visites et de toucher de nouveaux lecteurs. Twitter aura quant à lui offert une visibilité accrue, la découverte de la dite « blogosphère » cinéphile, et la possibilité d’assister à des projections de presse. Les écrits sont alors différents, plus courts, immédiats, imprécis. Reste un exercice de style intéressant, où l’on s’éloigne du support filmique pour se rapprocher des souvenirs cinéphiles. La différence essentielle entre ces deux types d’écritures vient du rapport qu’entretient l’auteur du texte avec le film : dans un premier cas, il le contrôle (support DVD, possibilité de pauses, de retours en arrière), dans un autre, il s’y soumet (un seul temps et un seul lieu : une projection dans une salle de cinéma). Je découvris également un phénomène nouveau : celui de l’accompagnement du film. Les écrits doivent susciter l’envie, l’enthousiasme ou le rejet d’un film vu bien avant sa sortie en salles. La rencontre avec le réalisateur d’un film que l’on aime est une opportunité intéressante pour donner envie au spectateur, et lui faire partager notre enthousiasme. Attention cependant, ces projections de presse ne doivent pas détourner Punctum Vertigo de son sens premier : analyser les films de son choix, sans contrainte de temps, sans se soucier exclusivement des sorties en salles, et en n’oubliant pas la célèbre phrase de Fritz Lang, que l’on trouve à la fin de Métropolis et qui sert de maxime au blog : Le médiateur entre le cerveau et les mains doit être le cœur.
Une amie cinéphile me disait il y a quelques jours qu’elle souhaitait écrire un blog de cinéma, mais qu’elle avait peur d’être lue. Ce qui doit inquiéter l’auteur d’un texte en premier lieu, c’est sa propre lecture, son propre regard sur ses mots. Pourquoi écrire et publier ? Avant d’écrire pour les autres, j’écris pour moi, pour évoluer, faire grandir mon sens critique, aviver mon œil, connecter des séquences d’un même film ou de deux œuvres différentes, relier les idées et les mots, comprendre les images, donner des réponses à celles qui m’interrogent…
Ecrire, c’est enflammer son esprit, pour que, tel le phénix, il renaisse de ses cendres, plus fort.



vendredi 5 novembre 2010

Magma de Pierre Vinour

Sortie le 17 Novembre 2010.


L’ouverture, qui suit une voiture sur une grande route au milieu de paysages titanesques, rappelle Shining. Cette analogie n’est pas incongrue, puisque le premier plan en intérieur montre deux ascenseurs, semblables à ceux de l’Overlook Hotel. Alors que s’échappaient des litres de sang chez Kubrick, Pierre Vinour choisit de faire sortir un homme, le personnage principal, Paul Neville, ce qui pourrait revenir au même alors que rien ne s’est encore passé. Paul, tout comme Jack Torrance, appellera sa famille, mais cette fois-ci grâce à un système de vidéosurveillance sur son ordinateur portable. Agoraphobe, isolé et dans un espace trop grand pour lui (l’Auvergne et ses volcans), il trouvera le réconfort auprès de sa voisine de chambre, une mystérieuse espagnole qui cherche tout comme lui à changer de vie. Bientôt amants, ils chercheront à partir ensemble, jusqu’au jour où la jeune femme disparaît aussi brutalement qu’elle est apparue. Le second long-métrage de Pierre Vinour serait brillant s’il avait été réalisé par un lycéen ayant opté pour l’option cinéma au baccalauréat. Malheureusement, Pierre Vinour n’a plus dix-sept ans, et de toute manière, seuls les courts-métrages n’excédant pas une dizaine de minutes sont autorisés. Tout est superflu par rapport à une séquence qui se trouve dans le premier tiers du film, et qui est de toute beauté : le premier contact physique entre Paul et la femme espagnole. Au milieu de massifs montagneux, la femme apparaît alors elle aussi comme une montagne[1], caressée par les lèvres de Paul, ses mains, son souffle. Vinour réussit l’exploit de conférer à une séquence en plein air le désir entre deux regards, l’intimité entre deux souffles, la passion entre deux baisers. Cet instant, trop court pour ce qu’il montre – la libération des deux êtres enfermés, l’exaltation des muets, l’anéantissement des non-dits – est aussi mis en valeur par la médiocrité de ce qui précédait, et surtout de ce qui suivra. Car l’erreur fatale du cinéaste est de se montrer trop démonstratif, trop grossier pour être pris au sérieux. Deux exemples. Lorsque Paul et sa maîtresse se rendent près d’une chute d’eau, le premier plan de la séquence montre un panneau « Danger de mort » avant d’effectuer un panoramique vers la voiture du couple qui arrive. Plus alarmant encore, la séquence de nuit au téléphone entre les deux amants, qui « font l’amour par téléphone » : la grossièreté est alors à son paroxysme, puisque d’un côté nous voyons la femme mettre la main dans sa culotte, et de l’autre Paul se masturbant sous son drap, avec en amorce une bosse formée par son sexe. Nous sommes alors gênés par ce qui nous est montré, mais aussi et surtout par le manque de délicatesse dont fait preuve le réalisateur dans la composition de ses plans. Si la gêne n’était que visuelle, Magma ne mériterait pas son statut de film raté. La part sonore du film, sensée être véritablement travaillée et aboutie, donne davantage l’impression qu’un mauvais concert, ou plutôt, que les répétitions d’un mauvais concert, perturbent la bonne projection de l’œuvre. Les cymbales claquent n’importe quand, l’angoisse de Paul, sensée naître à la vue de paysages immenses, est alors matérialisée par des attaques sonores stériles, comme si le montage ne recelait, aux yeux du cinéaste, aucune force. A défaut d’être mélodique, le film est véritablement cacophonique tant les répliques des personnages sonnent faux dans la bouche d’acteurs sans doute talentueux chez d’autres. Le flash-back dans l’enfance de Paul semble être une mauvaise parodie du final de Marnie d’Hitchcock ; de ce film, Vinour n’a retenu que la fadeur des couleurs, en oubliant au passage que cet effet avait pour but de mettre en valeur le rouge, c’est-à-dire, la couleur du sang et du traumatisme. Si l’on essaye de supprimer les défauts, les longueurs et les lenteurs du film, il ne resterait qu’une seule séquence, celle des premiers baisers entre Paul et la mystérieuse espagnole. Certes, le film ne durerait qu’une minute, mais il ferait un excellent court-métrage, et Vinour aurait pu recevoir les compliments de Truffaut qui vantait chez Vigo son talent pour filmer la peau, ainsi que les félicitations du jury au baccalauréat pour son brillant et sensible film « qui se démarque singulièrement de ce qu’ont fait les autres élèves de sa classe ». Ce qui n’est pas rien.


[1] Quelques plans avant, sa tête était filmée, de dos, semblable à une montagne qui se hisse au ciel blanc de l’Auvergne.