jeudi 2 juin 2011

Frankenstein de James Whale

Il arrive rarement qu’une seule séquence, d’un dépouillement extrême, puisse faire basculer un simple film de genre en grand film. Le film en question est Frankenstein de James Whale, et la séquence, celle que l’on qualifierait de point de non-retour dans une structure narrative. Un basculement narratif qui oblige les personnages à aller de l’avant et à résoudre le problème posé à l’écran.
Un père et sa fille (Maria) devant une cabane au bord de l’eau. Le cadre est charmant, clair, apaisant. Le père doit travailler, et il s’excuse auprès de sa fille. Au premier plan de ce premier cadre – que nous appellerons cadre idyllique – se trouve, en amorce, une clôture en bois, qui définit un terrain de sécurité pour la petite fille. Cette clôture servira toutefois à marquer la séparation entre le père et sa fille. Le père doit effectivement quitter le cadre idyllique, et briser l’harmonie familiale et cinématographique. Pour cela, il se déplacera vers la clôture, ce qui occasionne un discret panoramique de la droite vers la gauche. L’enfant et l’adulte seront séparés, et chacun aura droit à son propre cadre. Si le père s’en va, c’est la fillette qui se trouve isolée au bord de l’eau.
Après un travelling avant qui suivait Maria, Whale aurait pu choisir de la montrer entrain de jouer avec son chat. Au lieu de ça, il reprend le timide panoramique droite/gauche qui suivait le déplacement du père et l’affirme davantage, puisque cette fois-ci, il ne suit aucun mouvement. Ce panoramique nous amène vers un nouvel élément du décor : le monstre, qui émerge de quelques feuillages. Maria voit la création de Frankenstein[1], ses yeux s’écarquillent. Tout suggère un meurtre ignoble, gratuit et dérangeant à l’écran. Mais, passée la surprise, Maria se dirige vers le monstre et entame le dialogue avec la créature, qui sera étonnée à son tour. Le regard porté par un personnage sur l’autre est présenté différemment : pour Maria, ce sera un plan rapproché taille en légère plongée, alors que le regard de la créature sera présenté en gros plan, et en légère contre-plongée. C’est la main tendue de Maria qui écartera toute menace, effacera toute peur, et introduira la grâce pour quelques instants. Elle amène la créature au bord de l’eau, sent une fleur avant de la lui offrir. Le monstre répète machinalement les gestes de la petite fille, mais, dans cette mécanique, cette imitation, il sera attendri par une émotion : un petit rire, après avoir senti l’odeur de la fleur. Ce moment de partage transcende la simple analogie entre un modèle (Maria) et une copie (le monstre). Ainsi, lorsque Maria et la créature s’assoient sur l’herbe, c’est parce que la confiance est établie, solide, aveugle. Par un léger travelling avant combiné à un panoramique haut/bas, Whale écarte de son cadre les montagnes, en les remplaçant par le lac, qui devient désormais le seul horizon possible pour les personnages. Ambigüité esthétique, puisque cet horizon symbolise tout autant le terrain de jeu des nouveaux amis que la mort de la petite fille. Cette dernière jette une fleur dans l’eau, et les pétales blancs la font flotter. La bête imite Maria en reproduisant l’action. Emerveillé par ce jeu et gagné par l’émotion, il ne supporte pas l’idée de ne plus avoir de fleurs à jeter, et apaise ce manque en jetant la fillette dans le lac. Lorsque le monstre jette Maria, le cinéaste choisit d’insister sur le manque de profondeur du champ, le lac devient alors écrasant et l’ambigüité s’évapore : l’eau est bien un danger pour les deux personnages. Pour Maria, qui se noie, mais aussi pour la créature, qui, par ce geste qui ne se veut pas criminel, se condamne également auprès d’une société qui tentera de l’éliminer sans autre forme de procès. L’humanité du personnage, bien que visible par le jeu difficile mais saisissant de Boris Karloff, transparaît surtout après cet acte impardonnable, grâce à une prise de recul du cinéaste sur ce qu’il vient de représenter à l’écran ; en terminant la séquence sur un plan qui présente à nouveau les montagnes à l’horizon, puis un plan qui replace le lac comme barrière, c’est toute la détresse du personnage qui est illustrée. Cherchant de l’aide sans en trouver, la seule solution pour lui sera de quitter une société à laquelle il ne peut appartenir, et donc de quitter un cadre idyllique auquel il ne peut participer, en sortant, apeuré, du champ.


[1] Il est bon de rappeler que Frankenstein n’est pas le nom du monstre, mais du scientifique qui l’a inventé, interprété dans le film par Colin Clive.

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