mercredi 30 décembre 2009

Les Dix Films de la Décennie 2000-2009

Vous pouvez ici déposer en commentaire vos dix films favoris réalisés entre 2000 et 2009 ainsi qu'une "mention spéciale" (facultative), décernée à un film, et plus encore à un cinéaste, qui s'est engagé dans une voie qu'il doit poursuivre pour développer toute l'étendue de son talent.

Vous avez jusqu'au Vendredi 31 Décembre 2010 inclus pour déposer votre liste, uniquement sur cet article.

Les commentaires ne seront pas publiés. Le vote reste donc secret.

Le film qui sera considéré comme étant le meilleur de la décennie fera l'objet d'un article peu après la fin du vote.

samedi 12 décembre 2009

Vengeance de Johnnie To

Il est inutile de tergiverser: Vengeance est dans l'ensemble raté. Certains parlent d'un"nanar", d'autres d'un "éclat de rire"... Le film est reparti bredouille à Cannes: il suffit juste de rappeler qu'il était en compétition avec Les Herbes Folles, Un Prophète (qui vient d'obtenir le Prix Louis-Delluc), Inglourious Basterds et un film de Bellocchio, Gaspar Noé, Lars von Trier, Pedro Almodovar, Elia Suleiman, Jane Campion ou Michael Haneke entre autres. Tous sont reconnus (à tort ou à raison), et Johnnie To semble oublié. Lui qui est capable du meilleur (le diptyque Election) comme du pire (Breaking News) réalise cette année un film au scénario simpliste, avec un pari pourtant très audacieux: filmer Johnny Hallyday. Cet homme, que l'on adore ou déteste, sait être juste lorsqu'il est justement dirigé. Rappelons-nous de Détective en 1985... Ici, le mélange du français et de l'anglais est paradoxalement un handicap pour l'acteur, qui semble plus juste lorsqu'il s'exprime dans la langue de Shakespeare... C'est à n'y rien comprendre. Le pire est atteint quand le spectateur s'aperçoit du fétichisme de To pour Melville, lui-même fétichiste de Hollywood, de ses impers, ses stetsons, ses lunettes noires et ses revolvers. Le recyclage est ridicule, pour ne pas dire abject.
Il fallait rédiger cette critique rapide et facile avant de s'attacher à autre chose. Car oui, Vengeance reste un film captivant et obsédant. On peut avoir l'impression de voir un film réellement inachevé, avec des séquences qui promettent d'être sublimes, mais où le Beau ne naît jamais. De ce brouillon maudit émerge une séquence absolument parfaite, d'une maîtrise, d'une complexité et d'une fluidité rarement égalées: les trois tueurs viennent avec Costello sur les lieux du massacre, afin d'imaginer ce qui a bien pu se passer. La séquence mélange des instants du présent et des moments du passé. Le montage étourdissant fait s'enchevêtrer les antagonistes, les "méchants" et les "gentils", et au fond, les anciens et les nouveaux bourreaux, qui finiront tous par être des victimes du temps. Pour les trois acolytes de Costello, c'est le temps suspendu qui leur sera fatal; dans une décharge d'ordures, une bataille (qui promettait d'être exceptionnelle et terriblement poétique tant elle semble éloignée de l'idée de mort, malgré les coups de feu, le sang et les cadavres) éclate et fait éclater le temps avec elle. Les actions sont ralenties, rien ne semble atteindre les personnages, véritables fantômes qui sont emportés au vent comme les papiers qui les entourent. On nous promettait une bataille, avec ses stratèges (George Fung, interprété par le grand Simon Yam, ici totalement fade) et ses soldats (Chu, Kwai, Lok et les autres) et nous n'assistons qu'à une fusillade... Le seul élément qui est poussé ici jusqu'à son terme est la cigarette: celle du condamné, filmée dans plusieurs plans peu avant la mort des trois tueurs engagés par Costello. Ils sourient, savent qu'ils vont mourir mais continuent le combat pour sauver leur honneur et leur âme. Comme un autre Costello (celui de Melville), ils ne perdent jamais, jamais vraiment... Il est donc compréhensible de voir Kwai sourire alors qu'il se fait tirer dessus: mort il sera, ensanglanté et humain il est, ce qui n'est pas le cas de son assassin, Fung, qui ne laissera qu'un imperméable troué sur Terre (alors que Kwai est léger comme l'oiseau qu'il contemple et qui est le seul élément à pouvoir quitter le champ, Fung est lourd comme la voiture qui l'amène à ses victimes). Le film s'élève alors vers une dimension spirituelle qui peut faire rire certains (en Mai dernier, dans une salle de cinéma, j'ai effectivemment entendu de nombreux rires durant la projection). L'eau qui recouvre presque totalement Costello est, davantage que celle qui purifiait la Marion Crane d'Hitchcock, rafraichissante en ce sens qu'elle permet à Costello de retrouver sa mémoire et ses proches durant quelques instants. Il les retrouve mais ne les voit curieusement pas. Sa fille l'embrasse et il ne réagit pas. C'est ici que cette séquence se montre beaucoup moins naïve que ne le sont les autres présentant des "revenants". Le vivant et le mort ne se côtoient pas, ils cohabitent simplement dans le même espace, celui excessivement éclairé par la pleine lune. Cette intelligence de jugement venant de Johnnie To démontre, s'il fallait encore le faire, à quel point son esprit est clairvoyant et éloigné de tout lyrisme idiot. To s'oppose à certains de ses contemporains comme Gallo, Garrel ou Audiard en présentant les morts comme un tout, indépendants de la pensée et du regard des vivants.
Ces morts sont terriblement indépendants, mais les vivants, eux, les deux principaux antagonistes de l'histoire, reliés par la Vengeance, sont englués dans une substance qu'il est difficile de définir. On pourrait dire que Costello est ralenti par sa soif de vengeance, qui devient de plus en plus absurde au fil de l'avancée de son amnésie (-You want revenge... Don't you remember this? -What is revenge?), alors que Fung est ralenti par sa naïveté à l'égard de ceux qu'il ne connaît pas (ses gardes, eux, sont encore plus bêtes que lui; plus qu'idiots, ils semblent atteints d'une atrophie cérébrale, ce sont des Golems). Il est ainsi dupé et piégé par de simples stickers qui, collés sur son imperméable, permettent à Costello de reconnaître celui qu'il poursuit. C'est alors une poursuite impitoyable qui s'engage dans les rues de Macau, entre deux personnages handicapés. Seuls les yeux et le cerveau de Costello lui permettront de trouver celui qu'il cherche désespérement. La célèbre maxime de Fritz Lang, Le médiateur entre le cerveau (de Costello) et les mains (qui tiennent le revolver) doit être le coeur (la motivation de la vengeance) trouve ici sa place... On est alors en droit de se demander pourquoi agir s'il n'y a aucune satisfaction personnelle. Ce profit s'envole, symbolisé par un sticker collé à un revolver. L'acte de tuer est ici désintéressé. Même pas gratuit, il est simplement un contrat honoré, commandité par la fille de Costello, Irène, probablement décédée à la suite de ses blessures. Le but du film est alors aussi sec que son titre: Vengeance.
Ce qui a sans doute dérouté bon nombre de spectateurs vient de cette fin (du film) qui en interroge une autre (le message du film). Pourquoi Costello rit-il? Est-il fou? Peut-être pas. Il a sans doute perdu sa mémoire, mais pas son envie de vivre. Il renaît, aux côtés des enfants qui semblent l'adopter. Son identité a toujours été floue, nous savions simplement qu'il était cuisinier, ancien tueur, et français. Une fois effacée, Costello peut entamer une nouvelle vie, sur cette parcelle de paradis où il semble avoir perdu toute notion de temps.

mardi 8 décembre 2009

Esthétisme de Jean-Luc Godard (1959-1966)

Une réalisation tardive
Jean-Luc Godard met du temps à réaliser des films...Il observe ses amis, Rivette (avec lequel il participe à la production de Paris nous appartient, film où il tient un petit rôle), Truffaut, Rohmer et Chabrol. Il est admiratif mais jaloux de Resnais qui, en 1958, devance les Jeunes Turcs avec un immense chef-d’œuvre, Hiroshima mon amour. A lui de créer l'événement, après un autre chef-d’œuvre, Les Quatre Cents Coups. Son premier long-métrage, A Bout de Souffle, est une véritable révolution dans la manière de traiter un récit...
Voici à présent quelques faits, tous indépendants les uns des autres, à propos de l'esthétisme des films de Jean-Luc Godard.
Rêve de fuite, fuite du rêve...
Dans À Bout de Souffle, Michel Poiccard recherche la liberté par la fuite. Mais il la trouve sans le savoir au tout début du film ; il vole une voiture à Marseille, tue un policier et cavale jusqu’à Paris. C’est cette cavale, dans l’espace utilisé pour celle-ci que se trouve sa liberté (cf. la scène où Poiccard court dans un champ, avec sa chemise blanche qui accentue un contraste avec le noir dominant du paysage).
Cette scène peut d’ailleurs être comparée à la séquence de la fuite d’Antoine dans Les 400 Coups ; Doinel s’échappe : il court vers le bord cadre droit alors que Poiccard fuit vers le bord cadre gauche… Cette opposition entre Godard et Truffaut trouve pourtant son point commun dans cette fuite, cette recherche de la liberté. En effet, Poiccard et Doinel cherchent la liberté sans jamais la trouver et pourtant, ils courent. La liberté se trouve justement dans la distance qu’ils parcourent et leur inconscience se révèlera être relativement fatale pour les deux personnages.
Le générique du Mépris
Le générique du Mépris rend doublement hommage à André Bazin. Il y a la fameuse citation : Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs. Mais également l’utilisation du plan-séquence, reniée par Godard qui privilégiait le montage. Cet hommage au Cinéma en est aussi la définition même par opposition à la littérature : ici, pas de mots inscrits si ce n’est le titre, emprunté à…un livre. Godard a compris ce que incluait le mot Cinéma : l'image et le son. L’équipe technique du film est vue, alors qu'une voix-off (qui n'est pas celle de Godard) énumère les différents participants à ce chef-d’œuvre…Mais cette présentation orale n’est pas nouvelle car Guitry l’utilisait également pour ses films (pensez au Roman d’un tricheur par exemple).
Le Petit Soldat ou la synthèse esthétique des apports de la Nouvelle Vague
Les huit premières minutes du Petit Soldat résument ce que la Nouvelle Vague a apporté dans le paysage cinématographique français d’un point de vue esthétique.
1) Annonce du titre uniquement, pas de générique : L’œuvre, mademoiselle, pas les auteurs. Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du Cinéma (1988-1999)
2) Mouvement de caméra rapide, panoramique filé, sorte de représentation de la liberté, de la jeunesse, d’un mouvement fougueux et enthousiaste.
3) Dialogues crus, réalistes, proximité avec les protagonistes, les moments de vie sont imprimés 24 fois par seconde (La photographie, c’est la vérité, et le Cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde. Michel Subor dans Le Petit Soldat (1960)) : Vous êtes chiante (…) Je te parie 50 dollars que tu auras envie de la baiser (…) Non ! Ca m’emmerde !
4) Voix off, qui témoigne d’un recul avec l’histoire. Quintessence du récit, le narrateur est en retrait, se démarque de la personne qu’il a pu être lors de l’histoire : J’étais alors très jeune et très con. Michel Subor dans Le Petit Soldat (1960)
5) Montage très approximatif, faux raccords, non respect de la loi des 180°. Volonté de ne pas faire de Cinéma mais de faire la Vie, au détriment de règles à respecter.
Bandes-annonces des longs-métrage de Jean-Luc Godard
Les bandes-annonces des films de Jean-Luc Godard sont presque toutes similaires ; elles annoncent les éléments principaux du film avec des noms communs sans ne rien dévoiler sur l’histoire. Lorsque l’on voit la bande-annonce après avoir vu le film, on a l’impression que tout est dévoilé et si quelqu’un voit la bande-annonce avant le film, il aura l’impression qu’on lui présente un long-métrage hétéroclite (par ailleurs, la bande-annonce de J'ai toujours rêvé d'être un gangster de Benchétrit utilise ce type de présentation).
Double énonciation de Masculin/féminin:
Dans Masculin/féminin de Jean-Luc Godard, l’avant dernière séquence du film est magnifique : c’est la plus belle double énonciation de l’Histoire du Cinéma.
De Janvier à Mars, je continuais à poser des questions pour le compte de l’Ifop.
Le personnage de Paul, joué par Jean-Pierre Léaud, s’exprime en voix-off…C’est également Godard qui expose ses idées. Remplaçons pour le compte de l’Ifop par pour le compte du Cinéma. Supprimons De Janvier à Mars
Suivent tout un tas de questions qui pourraient s’apparenter à des sujets, des problématiques de films, deux d’entre elles concernent Masculin/féminin : Pour ne pas avoir d’enfant, vous préférez avaler des pilules ou vous mettre un truc dans le sexe ?(…) Vous savez qu’il y a la guerre entre les Irakiens et les Kurdes ? Cette dernière question peut être rectifiée puisque dans le film, elle concerne le Vietnam…
Peu à peu, au cours de ces trois mois, je m’aperçus que toutes ces questions, souvent, loin de refléter une mentalité collective, la trahissait et la déformait.
La Qualité Française est ici très implicitement dénoncée… Les sujets choisis sont mauvais, et feignent d’être proche du public.
A mon manque d’objectivité, même inconscient, correspondait en effet la plupart du temps un inévitable défaut de sincérité chez ceux que j’interrogeais.
Le manque d’objectivité est celui de la Qualité Française, les films ne sont pas assez engagés. L’engagement était banni depuis 1945, date à laquelle s’est forgée une épaisse couche de silence. Si une « tête » dépassait cette couche, elle était immédiatement « décapitée »…C’est ainsi que Jacques Rivette est venu, avec deux boucliers, deux armes de défense : Les Cahiers du Cinéma et la jeunesse, laquelle a le droit légitime de renier ses parents, qui ont perdu toute crédibilité avec la Seconde Guerre Mondiale…

dimanche 6 décembre 2009

Un Prophète de Jacques Audiard


Naissance d’un caïd. Jamais un film n’avait pu être aussi bien résumé qu’avec cette phrase. Si l’on parle de naissance, c’est qu’il y a une enfance, un apprentissage, une adaptation au monde qui nous entoure. Malik, 19 ans, est condamné à l’emprisonnement jusqu’à ses 25 ans. Il ne sait ni lire, ni écrire. Tout l’intérêt de son incarcération consiste à changer un adjectif démonstratif en un adjectif possessif. Ces murs doivent devenir “ses” murs. Son seul rempart face à la violence est l’apprentissage de la lecture. Aussi, dès qu’il s’accroche avec des détenus musulmans, le voyant comme un “traître”, ce sont les livres qu’il porte sous son bras qui seront les victimes de cette querelle. Le sage cède sa place au fauve, bête féroce qui tente d’exister au milieu des autres. Au milieu. Ni dans un clan, ni dans l’autre. Lors de sa première sortie dans la cour, il n’est nulle part, tel Joe arrivant à San Miguel pour une poignée de dollars... Lorsque les Corses le recueillent, il ne pense qu’à apprendre pour tirer profit de cet apprentissage. Une fois inséré dans ce clan, il n’a d’yeux que pour le clan adverse, celui des musulmans. Le regard de Malik n’est pas corse, il est perdu dans de machiavéliques pensées. Quand le parrain César Luciani, son mentor, lui parle d’eux, il ne pense qu’à “tirer profit”. Encore. Alors que d’autres tentent de se hisser au-delà de ces murs avec une corde, lui tente de se hisser au-delà de ses compagnons avec un cerveau. Cette attitude est suspecte et restera incomprise. Lorsque Malik apprend le corse, il est pris pour un espion, lorsqu’il apprend à lire, il est pris pour un traître. Il faudra attendre le transfert de la majeure partie du clan corse pour que presque tous les regards accusateurs s’effacent. Deux personnes pousseront Malik jusqu’à ses derniers retranchements: son mentor, César, qui n’hésite pas à frapper pour intimider, pour corriger un jeune dont il n’est pas certain de la fiabilité, et Reyeb, sa première victime en cellule, qui lui prodigue conseils et réconfort en arabe...
Faire apparaître un fantôme dans un film que l’on dit réaliste n’est pas chose aisée. Néanmoins, tout le génie et l’intérêt du film viennent de là. Un prophète est un film sur la perception: ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on sent. Dès le générique, les lettres ne sont pas claires, le fond noir semble dévorer les mots blancs. Notre oeil doit être vif, l’écran balayé par notre regard alerte. Les apparitions du fantôme de Reyeb sont donc dérangeantes mais pourtant apaisantes, car la perception ne vient pas de l’oeil mais de l’esprit. Au contraire de César, qui apparaît protecteur puis agressif lorsqu’il enfonce le dos d’une cuillère dans l’oeil de Malik. La perception vient alors des yeux, plus exactement d’un seul oeil, le seul à cerner le danger d’un fauve plus fort que lui. Si les yeux sont abîmés, les oreilles seront mises à contribution. Cela tombe bien, puisque dès que Malik aura ses permissions, il entendra des coups de feu. Le jeune prodige de prison doit désormais affronter la "vraie" vie, rattraper son retard et clore son apprentissage en participant à des échanges ou des assassinats... Le coup de génie de Malik, c'est sa traîtrise. Que ce soit en politique ou dans le banditisme, la traîtrise peut propulser quiconque aux sommets de la gloire et de la reconnaissance. Le jeune loup décide donc de prendre les devants et de ne pas assassiner le patron de César, contrairement à ce qui lui a été demandé. Il "sent" une opportunité, comme il a "senti" le chevreuil sur la route, ce qui lui a valu le surnom de "prophète". Plus qu'un prophète, il est un homme de son temps. Implacable et manipulateur. Audiard utilisera intelligemment le son durant la fusillade; par la subjectivité du personnage, le réalisateur permet à son public de comprendre sa réaction, le sourire qui se dessine sur son visage ensanglanté. L'audace de Malik et de son créateur se confondent, ils s'échappent tous deux de la fusillade, aucun son n'est entendu, l'intérêt est ailleurs. Malik sait qu'il est né, en tant que caïd (il redécouvre le son, la voix de celui qui veut le "tirer" de là, son visage, qui pourrait être durci par le sang qu'il fait couler, est au contraire ouvert). Le voyage initiatique du film rend compte d'une évidence: les jeunes loups ne peuvent supporter les vieux lions longtemps (Niels Arestrup, impérial, s'effondrant dans la cour), ils ont soif de pouvoir et de liberté, ce sont des affranchis solitaires (contrairement à ceux de Scorsese, qui créent une société analogue à celle dont ils réchappent) qui savent à qui s'attacher. Riyad, l'ami de Malik, jeune père et mort trop tôt, n'aura pas à s'inquiéter: son fils (qui grandit dans la vie en même temps que Malik en prison) et sa femme seront entre de bonnes mains (Malik caresse d'une main et dirige de l'autre, à l'image du plan final, d'une élégance et d'une précision exemplaires) pour l'avenir. Ces jeunes loups savent être fidèles, parfois.

vendredi 27 novembre 2009

Vincere de Marco Bellocchio

En accumulant les audaces, tantôt maladroites, tantôt subtiles, Bellocchio signe un film bancal, supporté par une interprétation et un scénario exceptionnels. Le cinéaste tente, un peu vainement, de réaliser son Une femme est une femme, en confondant la chant de la parole et la musique comme vecteur de l'émotion. Là où Godard était surprenant, Bellocchio ne semble pas convaincu par son envie de réaliser un "opéra cinématographique". Les musiques ont beau être tonitruantes, elles ne sont que l'écho d'un projet pas assez soutenu par son créateur. Surprenant de la part du réalisateur du Diable au corps, qui avait provoqué un scandale avec une scène de sexe non-simulée dans un film dit "traditionnel". Le sexe justement, parlons-en. D'emblée le personnage de Mussolini semble viril, entreprenant et combatif. Au contraire de sa compagne Ida Dalser, plus admirative qu'autre chose. Et pourtant, Vincere prendra un virage étonnant et détonnant. C'est en effet la femme contemplative qui se montrera la plus forte. Vincere per la forza dell'amore, telle pourrait être la devise d'Ida, véritable héroïne d'un cinéma en pleine rupture aujourd'hui, où la femme n'est plus passive et reléguée au second plan. Pour faire simple, nous sommes passés de la Tracy Lord de The Philadelphia Story à la Mariée de Kill Bill, de la Honey Rider de Dr. No à la Vesper Lynd de Casino Royale, de la Mary de La Foule à la Ida de Vincere. La lutte des sexes n'existe pas au cinéma, seules leurs images représentatives se cherchent, se croisent et se dépassent. Tel est le cas ici, et ce phénomène semble donc de plus en plus récurrent dans le cinéma d'aujourd'hui; à force, il deviendra une tradition: celle de la femme combative, tradition entamée par Bresson avec Les Dames du bois de Boulogne en 1945.
Ce qui est également sidérant dans Vincere, ce sont ces instants de grâce, figés à jamais dans la tête du spectateur. Des images "d'une belle simplicité, ou d'une simple beauté" pour paraphraser Godard. Bellocchio est un véritable esthète, ses influences sont diverses; comment ne pas penser au Héros très discret d'Audiard, avec ces plans d'abstraction présentant le jeune héros faisant sa gymnastique- véritables anaphores qui guident le récit-, lorsque l'on voit Isa ou ses camarades d'infortune, le visage brisé, sanguinolent et éclairé par des flashs d'appareils photos? Si Vincere n'est pas un opéra, il est au moins un ballet malicieux, où le champ et le hors-champ signifient l'existence diégétique, mais surtout la volonté, pour les femmes de l'asile ou le crâne humain sur la table, d'être vu et de ne pas se faire prendre. Ainsi se jaugent les rapports de force, entre le vivant et le mort, le concret et l'abstrait, le fictif et l'historique. L'image de Mussolini nu à la fenêtre de sa chambre, raccordée à des plans de foule réelle, prouve que le cinéma reste, davantage que les peintures de Dali, les compositions de Satie ou les livres de Kafka, le médium absolu de la spiritualité. Le seul capable de rendre homogène des espaces, des époques, des réalités et des fantasmes que rien ne pourrait relier sans la pensée.
Enfin, les hommages au Cinéma sont très appréciables puisque relativement subtils. Une réécriture d'une séquence de The Kid de Chaplin, montrée plus tard dans le film (l'hommage est fulgurant et si terriblement sincère qu'il fait penser à Sciuscia de De Sica ou aux Quatre Cents Coups de Truffaut, qui montraient également l'influence que pouvait avoir l'art cinématographique sur la vie), et un regard-caméra similaire à celui de Monika: Isa dit sans parler, suggère sans montrer, tout passe par les yeux, l'âme d'un être, ici meurtri par une trahison. Ce n'est donc pas un hasard si les femmes de l'asile sursautent lorsque Isa reprend connaissance dans son lit en ouvrant les yeux. Elles ne craignent pas la femme mais ont lu dans ses yeux sa souffrance. C'est l'occasion pour Bellocchio de rendre hommage au corps au cinéma, cet art considéré à juste titre comme celui du voyeurisme. Par une inexplicable alchimie, la nudité n'a absolument rien d'obscène. Mieux, elle est aussi naturelle que celle des pêcheurs de perles de Bora-Bora dans le Tabou de Murnau et Flaherty, deux cinéastes de la peau et de la nature. C'est surtout l'élégance et l'innocence liée à cette nudité qui rend plus pur encore le regard porté sur un corps dévêtu que dans le réel. Si l'on fait abstraction de ses naïves maladresses, Vincere fait partie de ces rares oeuvres qui éradiquent toute sensation de culpabilité du regard par la nature des corps et des esprits: ces oeuvres nobles qui rappellent au spectateur que les personnages, au delà de leur histoire romancée, respirent et pensent, agissent et se trompent, tout comme nous.

dimanche 22 novembre 2009

Le Samouraï de Jean-Pierre Melville

Il y a quelque chose d'intriguant dans Le Samouraï, et plus précisément chez son personnage principal, Jef Costello: son art de la provocation et de l'interdit. Pour le spectateur, il devient l'homme que l'on comprend mais que l'on ne perçoit pas. Toujours surprenant dans sa manière d'opérer et de surgir à l'écran, il semble être le seul à maîtriser son image et ses actes. C'est pourquoi il devient aussi solitaire que le tigre dans la jungle...Sans aucune attache, aucun mot superflu, Jef est seul "contre" le spectateur, "contre" les autres protagonistes; chez sa maîtresse, dans les premières minutes du film, il ne peut la voir de face, il est donc dos à elle. Lorsqu'elle s'adresse à lui, son visage, de profil, se détourne d'une attache créée entre les yeux des deux amants: il n'y a donc pas de champ/contre-champ, mais des raccords sur le regard...A l'entrée du night-club, il laisse le moteur de sa voiture tourner, alors qu'il avait sa main sur le contact...Une fois entrés, les invités descendent des marches pour accéder au vestiaire. Ils sont de taille "humaine"...Néanmoins, dès lors que Jef arrive, son ombre, gigantesque, envahit le cadre durant une petite seconde. Nouvelle source d'inquiétude pour le spectateur, qui ne peut percevoir ce personnage. Pourtant, et c'est ici que le film devient grandiose, dès que le tueur a tué, cinq regards se posent sur lui, cinq personnes sont fatalement liées à lui grâce au son des coups de feu et au mouvement précipité du personnage. Il est perçu par des témoins. La perception devient obsessionnelle, la profondeur de champ est amoindrie dès lors que le Samouraï entre dans celui-ci. Cherchant à fuir les autres, il regarde hors-champ, sur le pont, ceux qui l'ont vu, dans les plans précédents. Le regard à la gauche du cadre n'est donc pas anodin sinon logiquement sublime. Jef est un personnage "de" cinéma: il vainc son statut de personnage cinématographique ancré dans une histoire pour se hisser au niveau du montage de Melville. Imperturbable, invincible, il perdra pourtant au jeu de l'amour et de la mort en revenant sur un lieu "déjà-vu": le night-club. Devant un témoin indirect du crime, Costello enfile ses gants de meurtrier puis s'avance vers le témoin-clé, la pianiste, qui le prévient pourtant, se faisant la porte-parole du spectateur: "Ne reste pas là." Tué sous le feu des policiers cachés au Martey's, il a l'air d'une victime. Pourtant, le revolver qu'il avait dégainé était déchargé. Nouveau pied de nez pour le spectateur, qui, alors que la caméra s'éloigne du décor mortuaire, repense certainement à la maxime du Samouraï: "Je ne perds jamais... Jamais vraiment." Costello s'offre le luxe de se "donner" la mort, il aura décidé de sa dernière réplique, de son dernier costume, de son dernier décor, de son dernier souffle. Il n'y en aura pas de deuxième.

samedi 21 novembre 2009

A l'origine de Xavier Giannoli

"Est-ce un escroc ou un héros?" interroge l'affiche. Cette question fera écho pendant plus de deux heures dans la tête du spectateur, indécis jusqu'à la dernière image, à la poésie relative. Le film pose la question du Rêve, ou plus précisément du Projet dans une vie. Un minable escroc s'installe au pays des candides. Il se cherche une identité, à travers des catalogues de fournisseurs, des appels téléphoniques etc. ... Tout ce que l'on saura de sa véritable identité est son prénom: Paul, qui est davantage un acteur qu'un escroc ou un héros. La place du spectateur est ici primordiale: il en voit d'autres, à l'écran, moins informés que lui. Le suspense est créé en une trentaine de minutes: quand sera-t-il démasqué? Giannoli cerne l'enjeu de son film: aucun intérêt ne sera porté au véritable visage de l'acteur, mais plutôt à sa représentation théâtrale qui, puisqu'elle inclut les spectateurs/villageois, sera certainement plus conséquente. Les spectateurs fictifs ne prennent cependant pas conscience de leur état puisqu'ils sont des hommes d'action, prêts à travailler. La force de A l'origine vient donc de l'épaisseur dramatique apportée au suspense. Hitchcock et bien d'autres l'avaient fait avant Giannoli: pensez au coup de téléphone du Crime était presque parfait; une femme tuée est un élément dramatique propre à ce film. Ici, le drame prend une tournure sociale: on ne craint pas la mort mais la désillusion, l'abus de confiance, la trahison. Lorsque la supercherie sera découverte, les ouvriers traiteront "Philippe Miller" comme un assassin, l'homme qui a meurtri leur bonne foi et les travaux dynamisés par l'espoir d'un rebond économique. Seul mais rêveur, Paul défie alors les autorités qui le poursuivent en hélicoptère en traversant à pied l'autoroute en construction pour planter le drapeau de sa fausse société tel un cosmonaute sur la Lune. Comme un témoignage de son voyage dans l'inconnu. La route ne menait les automobilistes et les ouvriers nulle part, mais permettait à Paul de se détacher de son état d'escroc et de prendre conscience de ce qu'est la confiance, trahie, ici et ailleurs.

mercredi 11 novembre 2009

La Mort aux Trousses d'Alfred Hitchcock

L'histoire est simple: un homme, pris pour un autre, fuit à travers les Etats-Unis pour échapper à la mort et sauver la femme qu’il aime. Le film l'est beaucoup moins. L'homme n'est pas un homme: Thornhill est un enfant. Il reste à New York. L’enfant deviendra adulte que s’il part de New York et se détache de sa mère pour marcher seul. L’enjeu de tout le film peut être résumé par la dernière phrase prononcée par la mère de Thornhill : Roger, rentreras-tu pour dîner ? En effet, est-ce que Thornhill reviendra voir sa mère ? Acceptera-t-il d’être un éternel assisté ? Ne veut-il pas prendre ses propres initiatives, quitte à risquer sa vie ? C’est ainsi que Thornhill décide de prendre le train pour un long voyage, à la recherche de Kaplan, et au fond de lui-même. La complexité psychanalytique de La Mort aux Trousses est désamorcée par le classicisme de la mise en scène en ce sens que le film choisit la clarté narrative par l’esthétique. Tout doit être lié pour permettre une lecture claire pour le spectateur. Ainsi, les fondus enchaînés lient une cause et sa conséquence comme par exemple le verre de bourbon rempli par les hommes de Vandamm sous les yeux ébahis de Thornhill lié par la suite à l’état d’ébriété avancé de ce dernier lorsqu’il est conduit dans la voiture…Les gros plans sur le visage de Roger Thornhill sont toujours capitaux pour la narration : à cinq reprises, il décide d’être un adulte et d’agir par ses propres moyens. Tout d’abord, ivre, dans la voiture volée, Thornhill doit éviter deux voitures alors qu’il est à contre-sens. Ensuite, à la gare de New York, lorsqu’il s’adresse à sa mère et lui annonce qu’il va tout faire pour retrouver George Kaplan. Puis, sur la route désertique, en arrêtant le camion-citerne qui se dirige vers lui et qui le renverse. Thornhill décide aussi d’agir à l’aéroport, lorsque le professeur lui annonce qu’Eve est un agent double ; le gros plan agit alors comme une réponse de Thornhill, bien décidé à sauver la femme qu’il aime. Vers la fin du film, Thornhill épie Vandamm dans sa maison et Eve par sa fenêtre. Il décide de l’aider à s’enfuir, après avoir découvert les véritables motivations de Vandamm…Enfin, le gros plan en contre-plongée sur le mont Rushmore montre que Thornhill est un adulte ; il dit à « Madame Thornhill » de venir à lui. Il l’a définitivement sauvée, et propose une nouvelle vie à celle qu’il aime : celle d’un couple adulte et indépendant.

samedi 7 novembre 2009

Inglourious Basterds de Quentin Tarantino

“Je crois bien que j’ai fait mon chef-d’oeuvre”... Ainsi se termine le septième long-métrage de Tarantino. La double-énonciation est de mise, évidente, elle a l’air d’un clin d’oeil, d’une mise en abîme du Cinéma. Les personnages regardent le spectateur, comme pour le rassurer des atrocités qu’il vient de voir et d’une Histoire fictive qui s’achève. Tout ceci n’était qu’un conte, qui commençait tout naturellement par “Il était une fois...” Rien d’alarmant dans les libertés prises avec les faits historiques, rien d’alarmant avec du David Bowie en 1944, rien d’alarmant avec Hitler défiguré par l’impact des balles d’une mitraillette... Il ne faut pas s’inquiéter, car tout ceci était une histoire. Quentin Tarantino apparaît comme un cinéaste cohérent, doté d’un sens aigu de l’Oeuvre qu’il conduit depuis 1992.... A l’origine, une histoire de vengeance; qui a trahi les braqueurs? Quel est le flic qui nous a donné? Cette histoire de vengeance perdure, onze ans plus tard, avec la Mariée, qui veut tuer Bill, celui qui lui a volé quatre ans de sa vie et sa petite fille. Le tournant de cette oeuvre parfaitement maîtrisée arrive avec un film injustement mésestimé: Boulevard de la Mort. Il fallait bien un boulevard pour celui qui se met à penser “sur” le Cinéma. Ici, la vengeance se fait plus universelle: le sexe faible se venge du sexe fort, les belles victimes se vengent de leur bourreau balafré. L’importance du support numérique qui bouleverse les rapports de force entre l’homme viril et la femme puérile. Avec ce brusque changement de support, c’est tout un pan du cinéma américain qui se voit affublé d’une antithèse: les faibles peuvent être forts s’ils s’unissent. Cette phrase sied parfaitement à l’ultime film du cinéaste. Elle donne un ton rationnel, logique, scientifique, mathématique à une histoire complètement fantasmée: huit hommes + deux femmes contre le IIIe Reich. Tout est joué dès le deuxième chapitre (Tarantino, dans sa logique du conte, divise son oeuvre en “chapitres”); le IIIe Reich tombera avant que les Américains ne foulent le sol de Normandie. En Juin 1944.
L’Histoire, telle que nous la connaissons, se résume aussi en chiffres: six millions de juifs exterminés, soixante millions de victimes au total, le “Guide” nazi et son bras droit se suicident à Berlin, le procès de Nuremberg laisse deux places vaquantes. Cependant, l’histoire qui nous est contée ici n’est pas la même: Hitler et Goebbels meurent assassinés à Paris. Malgré la violence, ce conte, s’il n’est pas destiné aux enfants, ne semble pas raconté par un adulte. Nulle conséquence ne sera dévoilée ici, car l’intérêt du film est ailleurs. Au diable l’Histoire, tout réside dans l’art le plus malicieux, celui qui permet la renaissance des êtres et leur imperméabilité au temps: le Cinéma. Filmer ceux que nous aimons ou admirons: bébé Lumière pour son père Louis, Lilian Gish pour Griffith, Edna Purviance pour Chaplin, Auguste Renoir pour son fils Jean, Hitler pour Riefenstahl, Shosanna pour son amant Marcel. Ainsi, c’est une seconde vie pour ces êtres qui deviennent des personnages. La perfide schizophrénie de celui qui est filmé est représentée par deux personnages présents à la projection finale à Paris: le soldat Zoller, peu fier de ses exploits filmés et remis en scène pour la propagande du régime nazi, et Shosanna elle-même, qui s’adresse au(x) spectateur(s) du Gamaar (où Pride of a Nation est projeté) et du cinéma dans lequel nous nous trouvons et où Inglorious Basterds est projeté. Même morts, ces deux personnages reviennent à la vie grâce à la pellicule, où le mensonge est imprimé vingt-quatre fois par seconde: on nous fait croire à la vie de personnes décédées. Il s’agit du second miracle filmé par Tarantino après les balles traversant les corps des deux tueurs de Pulp Fiction sans les toucher. Au fond, bien qu’Inglorious Basterds soit une mise en abyme du Cinéma, il est aussi une mise en abyme du miracle: la projection bousculée de Pride of a Nation permet la renaissance de deux corps ensanglantés, mais la projection du film de Tarantino offre à l’Humanité toute entière une seconde chance par le Cinéma sur l’Histoire; le révisionnisme apparaît comme un avantage non seulement pour les juifs, mais pour tous ceux qui portent en eux le maudit héritage du nazisme, la honte de l’impuissance face à la barbarie.

Persona d'Ingmar Bergman

Oeuvre expérimentale, Persona est le film de toutes les oppositions: Alma l'infirmière parle alors qu'Elisabeth l'actrice est muette, l'une est infirmière et l'autre est sa patiente, l'une a les cheveux courts et l'autre a les cheveux longs, lorsque l'une s'habille en blanc, l'autre s'habille en noir, lorsque l'une esquisse un sourire, l'autre sourit franchement, lorsque l'une est debout, l'autre est allongée, lorsque l'une porte un chapeau, l'autre est tête nue, lorsqu'une partie du visage est dans l'ombre, l'autre est à la lumière... Une photo très célèbre d'un enfant juif levant les mains dans le ghetto de Varsovie fait l'objet d'une autre opposition: le petit enfant est victime de la barbarie mais si l'on resserre le plan, on arrive à voir ce même enfant faire le salut nazi...Troublante démonstration de la force de l'oeil du Cinéaste.Toutes ces oppositions, importantes ou pas, font la force majeure du film...La scène finale est étonnante de perfection et d'audace: Alma et Elisabeth se confrontent et l'infirmière explique le passé d'Elisabeth avec son enfant qu'elle n'a jamais voulu avoir (il faut savoir qu'Alma a elle-même avorté...). Le champ/contre-champ est unique: la caméra est focalisée sur Elisabeth, Alma est en voix-off, des raccords dans l'axe avant resserrent le plan et la tension (Cette scène m'a d'ailleurs rappellé la scène finale de Psychose, avec un Anthony Perkins qui se révèle être choquant)...Puis on revoit la même scène en contre-champ: la voix d'Alma est audible, ses lèvres bougent et pourtant ce n'est pas elle qui parle: il s'agit d'après moi d'une voix dite "supérieure", qui fait prendre conscience à Elisabeth de son crime, son manque d'amour envers son fils...Lorsque beaucoup plus tôt dans le film, Alma évoque son avortement, était-ce bien elle qui parlait? Ou alors était-ce l'esprit d'Elisabeth qui, réincarnée en Alma, raconte ce qu'elle aurait souhaité, à savoir, la mort de son propre enfant? La caméra resserre le plan sur le visage d'Alma qui est "mangé" par celui d'Elisabeth...Le bras de l'infirmière se met à saigner, et la patiente suce le sang tel Nosferatu, signant ainsi la mort psychique de l'infirmière et la renaissance de l'actrice.

Les Fantômes du Chapelier de Claude Chabrol

Ce long-métrage réalisé par Claude Chabrol est un véritable coup de coeur: l'intrigue n'est peut-être pas merveilleusement rythmée, certes, mais les hommages à l'Expressionisme sont splendides: tout d'abord, le village du film m'a rappelé celui de Wisborg dans Nosferatu le Vampire de Friedrich Wilhelm Murnau...Ensuite, la première apparition de Léon Labbé par la fenêtre est également héritée de ce film. La démarche de l'assassin est empruntée à celle d'Ivor Novello dans The Lodgerd'Alfred Hitchcock. Le fait d'utiliser un mannequin pour la femme de Labbé est une idée empruntée à Psychose tout comme lorsque ce même mannequin est amené dans le grenier: la petite lampe qui s'agite est un clin d'oeil au chef-d'oeuvre du cinéma d'horreur. La scène finale où l'on voit en montage alterné Labbé et le tailleur tous les deux allongés dans un lit en adoptant la même posture peut être un hommage à L'Ombre d'un doute d'Hitchcock lorsque l'on voit les deux Charlie allongés également de la même manière...Chabrol a participé il y a quelques années à la série de documentaires consacrée au plus grand maître du cinéma mondial: Charlie Chaplin. Cette série s'appellait Chaplin Aujourd'hui et Chabrol exposait sa vision du film Monsieur Verdoux. Ce même film a certainement inspiré Les Fantômes Du Chapelier tant les clins d'oeil sont nombreux et pertinents: Tout d'abord Verdoux et Labbé sont des tueurs de femmes élégants. Ils portent tous les deux une fine moustache et le même type de chapeaux. Leur humour noir est commun. Ils entretiennent l'illusion auprès des autres: pour Labbé, ce sera jusqu'au dénouement du film alors que pour Verdoux, je faisais référence à la première séquence du film. Ils descendent les escaliers de la même manière (Cette remarque peut paraître futile mais Chabrol avait remarqué l'étrange manière de Verdoux pour descendre des marches). Le rire de Serrault est exactement le même que celui de Chaplin dans Monsieur Verdoux. L'utilisation de mannequin sans tête dans les deux longs-métrage a le même effet comique. Tous ces hommages m'ont particulièrement touché mais il faut noter que le film accuse une sévère baisse de rythme lors de la seconde partie. Malgré cela, les dialogues sont très bons, tout comme les acteurs et la manière de filmer est unique. Les Fantômes du Chapelier n'est certes pas un chef-d'oeuvre, mais il reste un très bon film expressionniste de Claude Chabrol.

Masculin/Féminin de Jean-Luc Godard

Masculin/Féminin est le film de l'avant-Veil, si vous me permettez l'expression: Madeleine, troublée par la réalité qu'est la mort de son ami Paul, est happée dans le réel, son univers étant restreint à un studio d'enregistrement, une bulle d'innoncence et de naiveté. Elle ne sait quel sera son avenir et donc encore moins celui de son enfant. Le personnage de Paul est en quelque sorte un "petit soldat"...Il milite pour des idées, et meurt bêtement comme les Américains se retrouvant piégés par les Vietnamiens. C'est un enfant de Marx et de Coca-Cola. Comprenne qui voudra...Le personnage incarné par un Jean-Pierre Léaud magnifique (il se fait d'ailleurs passer à la fin du film pour le général...Doinel...) est un jeune militant bourgeois qui ne maîtrise que deux éléments sur trois dans une lutte pour l'égalité entre les peuples et les classes sociales: il lit Marx, adhère à ses idées...Mais il vit dans la société du Coca-Cola et n'arrive pas à s'en affranchir...Il est donc comme tant d'autres, militant paradoxal, Don Quichotte contre le capitalisme, Hugo Barine contre son corps chétif...Il lutte contre les autres, mais une certaine partie de lui même est consumée à chaque fois qu'il lutte...jusqu'à ce que mort s'en suive. Alain Bergala affirme que Masculin/Féminin est le film de l'An 01 de Godard; c'est entièrement vrai, il revient au format du muet, le 1.33, et utilise ainsi des cartons qui illustrent les actions qui précèdent ou qui succèdent (comme en témoigne leDialogue avec un produit de consommation avant le sondage effectué sur Mademoiselle 19 Ans, une fille qui n'est au courant de rien). Le noir et blanc utilisé est esthétique et les prises de vues de Willy Kurant n'ont rien à envier à celles de Raoul Coutard. Volontairement Masculin/Féminin, est également un documentaire; il se situe dans Paris, entre deux tours d'une élection présidentielle, et montre la réalité sans effet(s) du réalisateur (d'autres parleront de "mise en scène"). C'est donc un film fort que réalise Godard, ce terme étant très vague, je vais tenter de le préciser: Maître Jean-Luc enivre le spectateur avec une ambiance ô combien attachante, du simple fait qu'il montre une autre génération que la sienne. Son engagement est donc plus restreint, mais plus féroce envers cette société que l'on dit de consommation.

Le Dernier des Hommes de Friedrich Wilhelm Murnau

Ce long-métrage est un sommet du cinéma expressionniste; pas de fantômes ou de vampires, l'horreur fantastique est ici remplacée par la cruauté sociale: la Ville, ici, prend une place centrale dans l'Oeuvre de Murnau, à l'image de ce building qui s'abat littéralement sur Jannings, alors en pleine hallucination. Les hallucinations justement, sont magnifiquement bien rendues grâce à des effets de surimpressions, des réglages de focale variés et des travellings inédits. La déformation de l'espace est incroyablement bien rendue (aussi ingénieux que le transtravelling de Hitchcock); ainsi, Le Dernier des Hommes voit dans un cauchemar ses voisins se moquer de lui avec un cruel mépris(scène excessivement violente psychologiquement mais aussi cinématograhiquement). Ce long-métrage muet ne comporte que deux intertitres (une lettre et un intertitre de transition entre la première et la seconde fin)...C'est une nouvelle prouesse de Murnau qui nous est ici offerte...Le langage cinématographique doit donc être suffisamment compréhensible pour permettre au spectateur de le comprendre...Voici pourquoi Murnau contribua au Cinéma en tant qu'Art; il crée un espace virtuel,comme disait Rohmer, qui laisse place à l'imaginaire du récepteur des images. Comme Eisenstein, Murnau est un organisateur d'éléments auditifs et visuels...Le Cinéma existe enfin.

Mon Oncle de Jacques Tati

Avec ce film, Jacques Tati se définit tout simplement comme un metteur en scène. Pas de génie ou d'excellence, juste de la mise en scène. L'image est ici au service du son, elle est régie par les sons qui eux-mêmes sont régis par Tati. Godard affirmait: Il y a le visible et l’invisible. Si vous ne filmez que le visible, c’est un téléfilm que vous faites. Concluons qu'un film montre l'invisible; Mon Oncle est un film, comme en témoigne l'immeuble que traverse Hulot quotidiennement: chaque fenêtre laisse paraître, comme dans Fenêtre sur Cour, un bout de personne, de sa vie, de vérité...Cette structure architecturale est donc invisible, mais les déplacements de Hulot la rendent visible; c'est de la mise en scène; aussi, Tati peint ou plutôt dépeint les caractères d'une tranche de la société: la bourgeoisie. Il s'impose comme le nouveau La Bruyère: un peu d'humour, un peu de vérité et un peu de dénonciation...Ceci est admirable et rend l'Oeuvre de Tati plus dense et plus "adulte"...Les lectures de ce film se font à plusieurs niveaux: pour le jeune public qui s'esclaffe des catastrophes engendrées par le maladroit Hulot et pour un public plus mature qui s'esclaffe des catastrophes engendrées par le maladroit Hulot et de la critique dénonciatrice bien que mesurée du cinéaste face à la Bourgeoisie, à l'Industrie et au Progrès à tout prix...Pour ceci, Jacques Tati mérite le respect. Pour sa gestion des éléments de la vie quotidienne, de l'humanité paradoxale des objets lorsque les êtres humains deviennent des pantins à leur merci. Voici la renaissance d'une certaine facette du Kammerspiel Film et Mon Oncle mérite donc d'être vu et, au possible, d'être apprécié à sa juste valeur, celle d'une dénonciation (ce mot se répète mais il est l'écho principal que dégage le long-métrage) honnête de l'absurdité humaine.

L'Impératrice Yang Kwei-Fei de Kenji Mizoguchi

La différence essentielle entre Kurosawa et Mizoguchi, ou plutôt entre Les Sept Samouraï et L'Impératrice Yang Kwei-Fei réside dans la gestion du mouvement; chez Kurosawa, le mouvement se sent avec les nombreux travellings alors que le cadre ne montre que l'attente d'un mouvement des protagonistes, alors que chez Mizoguchi, les mouvements des protagonistes se traduisent par un montage très réservé et peu de mouvements de caméras...J'ai pris Les Sept Samouraïcomme exemple puisqu'il est un film historique, tout comme L'Impératrice Yang Kwei-fei, mais également japonais. Une autre différence entre ces deux films réside dans l'opposition entre valeurs et sentiments; Kurosawa montre dans ses films des valeurs,telles le courage, l'amitié ou la fidelité alors que Mizoguchi est le peintre des sentiments comme l'amour( qui peut également être considéré comme une valeur)...Certaines notions sont aussi présentes dans ce long-métrage; on trouve le souvenir, l'honneur, le respect, l'ambition...Aujourd'hui elles sont utilisées dans presque tous les films américains et ce, de manière grossière et très maladroite alors que chez Mizoguchi, une histoire se construit autour de personnages...Dans les films américains, c'est l'inverse; les personnages se révèlent au fur et à mesure du film, comme si le scénariste (si il y en a un...) découvre ses personnages en fonction des actions qu'il leur fera subir. La troisième différence entre Les Sept Samouraï et L'Impératrice Yang Kwei-Fei vient de l'esthétisme; le premier est en noir et blanc alors que le second est en couleur...Ô! Que de belles couleurs dans ce Mizoguchi, elles sont totalement maîtrisées...C'est un émerveillement de tous les instants; seul Bergman égalera cette beauté esthétique avec Cris et chuchotements en 1972. Le rouge de Mizoguchi (la tenue du général An Lu-Shan) peut être comparé à celui de Hitchcock avec Pas de printemps pour Marnie (cette encre rouge qui envahit le chemisier de Marnie) et aussi au rouge des chambres de Cris et chuchotements. L'histoire, en apparence très simple, est en réalité complexe mais les scénaristes Masashige Narusawa, Yoshikata Yoda, Matsutaro Kawaguchi et Ton Chin (l'union est ici exemplaire puisque homogène) ont certainement développés leurs personnages avant l'histoire...Cette leçon d'écriture, au final très simple, devrait être prise en compte par tous les scénaristes; cela donnerait lieu à de très nombreux films bien écrits (la réalisation, c'est une autre histoire!)...

La Soif du Mal d'Orson Welles

Avec moins d'un million de dollars, Welles tourne son film en cinq semaines. C'est bien son film, puisqu'à partir d'un récit classique, le réalisateur réussit à intégrer son style, le style wellsien; les contre-plongées sont très souvent utilisées, les mouvements de caméra aussi. Le chef opérateur Russell Metty effectue ici un travail formidable, le noir et blanc est parfaitement contrasté (il travailla sur La Splendeur des Amberson, Le Criminel, des modèles du genre), l'ambiance est donc crépusculaire, le film semble, lorsque Quinlan est dans le champ, pouvoir s'arrêter à tout moment, la fin est ici une fatalité et le personnage incarné, habité par Orson Welles, nous paraît instable...Matériellement, cela se traduit par une canne, que le policier porte suite à une balle qu'il reçut et qui le fait boiter...Cette balle est le symbole d'un échec, celui d'une vie familiale puis professionnelle (la femme de Quinlan fut étranglée)...Les mouvements de caméras sont également très nombreux, à l'image de l'impressionnant plan-séquence lors de l'arrestation du suspect. Vous pensiez que j'allais évoquer le premier plan-séquence du film, il est mythique mais celui évoqué au-dessus mérite selon moi davantage de louanges puisqu'il n'est logiquement pas nécessaire; des inserts et un montage assez développé auraient été le bienvenue...Mais Welles considère que cette séquence peut bénéficier d'une opposition: les protagonistes qui semblent être enfermés, bloqués, statiques, contre la caméra, mobile, libre plus que jamais. Le terme que Jean Douchet avait utilisé pour décrire Eyes Wide Shut de Kubrick me semble ici approprié...Toute ombre est porteuse de lumière; en effet, Quinlan est vêtu de blanc alors que les autres personnages, moins corrompus que lui, sont en noir, comme pour porter le deuil de la mort du policier...Le destin est à nouveau mis à contribution. Mais ce n'est pas tout: lorsque Welles va voir la sublime Tanya (sublime Marlène Dietrich devrais-je dire), il lui demande de lui annoncer son futur...La réponse sera décisive: Tu n'as pas de futur. Le personnage de Quinlan, qui devait être secondaire, devient central et essentiel quant à l'issue du long-métrage. Les ombres que sont Vargas ou Menzies tentent de s'extirper de leur état d'ombre en faisant la lumière sur le passé de Quinlan et, par la même occasion, sur leur présent à eux. Au final, La Soif du Mal peut être considéré comme étant l'équivalent cinématographique du roman d'apprentissage avec un novice, Charlton Heston, mais surtout un maître, Orson Welles.

L'Amour Existe de Maurice Pialat

Une haussmannisation cinématographique. C'est bien ça. L'Amour existe, court-métrage de Maurice Pialat, chef-d'oeuvre du Cinéma, ouvre une brèche, creuse des tunnels de pensée, des boulevards de réflexion face aux idées toutes faites, les ruelles de préjugés qui fondent la pensée unique, les symboles d'une république, la nôtre, avec l'Arc de Triomphe, les statues qui meurent (aussi) face à un regard différent, celui d'un Cinéaste, d'un poète qui ne se met pas en retrait, comme on peut le croire (un autre préjugé) mais qui se place dans son élément, celui qui est étudié, ici, la ville, les banlieues, le manque de culture, de tranquilité, les transports en communs, l'éducation, la pollution, les premières amours, les monuments, le travail, la récompense, les fausses libertés et les vraies contraintes...Tout ceci, Pialat le montre, le décortique, l'analyse, chaque son, chaque mot, chaque plan est pensé, réfléchi et inséré là où il faut, là où se trouvent les failles de la société...C'est pourquoi le réalisateur a pu brandir le Poing de la Victoire 26 ans plus tard à Cannes, ce regard jeté sur ce qui fait mal et dérange...par manque de réponses aux questions posées par le Cinéaste...Le pessimisme absolu de ce film, malgré son titre, ne peut mener qu'à un acte et deux volontés: celle du politique qui voudra changer la société en corrigeant ses défauts, mais, faute de liberté, il sera bloqué et ne tiendra pas ses promesses (et parfois ses convictions), celle du citoyen qui, à la vue de L'Amour existe, réfléchira sur son quotidien, sa volonté de changer sa vie, et, peut-être y arrivera-t-il en refusant tout net la société, au détriment de sa survie. Pour conclure, citons Brassens (qui s'accorde ici avec Pialat) lors de sa conversation avec Brel et Ferré à propos des changements à apporter dans le monde: Je ne sais pas ce qu'il faut faire...Si je savais ce qu'il faut faire, si j'étais persuadé qu'en tournant à droite ou à gauche, qu'en faisant ceci ou cela le monde va changer, vous pensez bien que je le ferai. Je la sacrifierai ma petite tranquilité, mais c'est parce que je n'y crois pas tellement...

Redacted de Brian De Palma

Redacted est le film qui brave les interdits. Celui qui montre ce que l'on peut pourtant voir. Une réalité que l'on ose à peine affronter, qui est vue dans les journaux télévisés, avec une flaque de sang s'étalant sur le sol. Cette réalité n'est pas montrée, tout est succinct, non réfléchi. La télévision ne nous montre que des métonymies, des parties pour le tout. Brian de Palma est ambitieux, il veut nous montrer, par l'intermédiaire du Cinéma, d'Internet, de documentaires, de flashs télévisés et de photographies l'horreur de la guerre. Le Cinéma avec les moyens que De Palma s'accorde pour être un narrateur omniscient (lorsque par exemple, la caméra est embarquée dans une voiture qui sera arrêtée par un barrage américain), la mise en scène des images, les photographies qui, même si elles ne sont pas commentées, rappellent La Jetée de Marker. Internet est une grande nouveauté: une page de Youtube sur grand écran, c'est pour le moins impressionnant. Pourquoi ? Simplement parce que Redacted devient un document, une somme de documents, et non plus un documentaire ou une fiction. C'est un nouveau type de Cinéma qui semble être créé. Tout s'enchaîne, les images en mouvement, les dialogues vulgaires, les zooms, les mises en abîme, les tensions entre soldats, entre êtres lors d'un contrôle, le problème du langage est essentiel. Plus de la moitié des Irakiens est analphabète signale la jeune documentariste. Les flashs télévisés, du côté irakien ou américain sont les mêmes. Tous veulent « capter » la vérité par le biais de témoignage(s). Lors du témoignage de Salazar justement, ce dernier affirme qu'il filme impuissant le meurtre d'une irakienne. Le spectateur est aussi impuissant que lui, il devient complice. Le malaise est profond, très profond et c'est sans doute la raison pour laquelle Redacted reçut un accueil catastrophique en Amérique : comme l'a montré Resnais avec Hiroshima, mon amour, De Palma pose sa caméra au sein même de la vérité. C'est sans doute un heureux hasard que les yeux des victimes à la fin du film soient masqués. Le refus de voir, par peur de s'aveugler.

Le Signe du Lion d'Eric Rohmer

Un film français jeune fait un triomphe en 1959 au Festival de Cannes: il s'agit des Quatre Cents Coups de François Truffaut. Le film sort en Juin et Jean-Luc Godard s'apprête à présenter à son tour son film A Bout de Souffle. Avant lui, Jacques Rivette et Claude Chabrol étaient passés à la réalisation...Il reste donc un "jeune turc", Eric Rohmer, qui a réalisé son premier long-métrage avec l'argent de son ami Chabrol, mais le film reste bloqué jusqu'en Mai 1962...La Vague était passée, sans lui...Un peu comme le personnage de Pierre, avec la chance qui l'abandonne pour revenir à lui plus tard. Ce qui est formidable dans ce film, c'est ce personnage fainéant qui, dès qu'il entreprend d'agir, s'octroiera systématiquement des ennuis et lorsqu'il se décide à exercer son métier de violoniste, un ami le reconnaît et lui annonce qu'il est milliardaire pour de bon. Ce dénouement heureux, qui fait suite à une errance semblant être infinie, est opposé à celui d'A Bout de Souffle. L'autre opposition vient du fait que ce dernier est un film moderne alors que le premier est classique. Comment cela se traduit esthétiquement? Par des fondus enchaînés, qui créent une relation de cause à effet. Ici, tout acte de Pierre est sanctionné (par exemple le fait de sortir de sa chambre d'hôtel rappelle au propriétaire qu'il ne l'a pas payée. Pierre est condamné à changer d'hôtel. Fondu enchaîné sur le musicien qui cherche un endroit où dormir. Ou encore le vol du paquet de biscuits au marché vaudra à Pierre de se faire frapper devant tout le monde. Fondu enchaîné sur Pierre qui s'exile de la foule et qui affirme: Saleté de Paris!). Seul son devoir face à la société est récompensé: celui de jouer du violon. Ainsi, l'ironie de Rohmer est au service d'une critique insolente envers la droiture de l'état gaulliste et c'est peut-être la raison pour laquelle le film mit autant de temps à sortir...Montrer un marginal, à la manière de Pierrot comme le fera Godard six ans après ou comme l'a montré Céline en 1932 avec son personnage de Ferdinand ne plaît pas au public. Seul le temps permet à cette marginalité de devenir conformiste et, finalement, appréciée de tous. Il faudra encore attendre pour Le Signe du Lion...

Les Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick

Kubrick réalise son deuxième film de guerre. Est-ce, justement, un film de guerre? Il s'agit plutôt d'un film sur la guerre. Son premier film, Fear and desire était bien un film de guerre. La splendeur de ce chef-d'oeuvre vient de son rapport au silence; vient-il de notre mutisme ou de notre surdité? Le silence vient du mutisme des soldats juste avant l'attaque et plus particulièrement de celui qui sera giflé par Mireau, des trois "exemples" attendant leur mort, de la surdité de l'état-major, du prêtre n'entendant pas les pleurs de ceux qu'il est censé écouter, du bruit occasionné par les bombes, des portes claquées violemment, des tables martelées par la main de généraux furieux, des douze coups de feu simultanés lors de l'exécution des trois soldats, du son mélodieux de la jeune allemande (future femme de Kubrick). La seule crise de cette logique dure trois minutes: la bataille opposant français et allemands; il n'y a aucune parole: c'est la quintessence de la barbarie et du langage des coups. C'est alors que cohabitent le bruit des bombes et le mutisme des soldats, la surdité des stratèges. Reste le spectateur, seul face à ces images et ces sons, ému par tant de cruauté; il est lui-même muet et se range donc du côté des soldats, des victimes de la guerre. Le film fut interdit durant dix-huit ans en France, alors en pleine guerre d'Algérie. Cela prouve l'intemporalité non pas du film, mais de son thème principal: la guerre (ou les Hommes si l'on est optimiste). Si l'on retrace l'Histoire du Cinéma à travers ses principaux films concernant la guerre et les hommes qui y sont impliqués, aucun n'obtint un écho suffisamment fort pour le public: Renoir affirmait que le Cinéma ne pouvait pas influer sur l'opinion publique, en prenant pour exemple La Grande Illusion, qui n'a pas empêché la Seconde Guerre Mondiale. Il en est de même pour le récent Redacted réalisé par de Palma, autorisé dans quinze salles aux Etats-Unis et quarante en France. Entre ces deux films, un autre long-métrage de Kubrick, réalisé trente ans après Les Sentiers de la Gloire: Full Metal Jacket déroge à la règle puisqu'il fut un véritable succès public alors qu'il implique bien la guerre et les Hommes.

M le Maudit de Fritz Lang

Ce chef-d'oeuvre de Fritz Lang traite d'un sujet polémique avec une telle finesse qu'elle parait aujourd'hui grossière, tant elle fut reprise dans d'autres films, à l'image de l'ombre du tueur recouvrant le visage de sa future victime. Le scénario, d'une terrible ambiguité, fait penser au spectateur que Lang dénonce les méthodes terroristes des nazis pour faire s'accroître les suspicions entre voisins autrefois amis, aujourd'hui perdus. Mais comment interpréter la réplique finale: Il nous faudra davantage veiller sur nos enfants... lorsque le tueur est remis aux autorités "compétentes"? Serait-ce une remise en cause du système judiciaire, au profit de vendettas populaires? Le débat reste ouvert...Autre cliché aujourd'hui, mais magistralement utilisé par Lang: l'art de la litote; un ballon qui roule derrière un buisson, le spectateur a compris qu'un crime vient de s'y dérouler...Cette finesse de la mise en scène se retrouve aussi dans l'art de dilater le temps; la séquence d'ouverture est poignante: une mère attend au foyer sa fille qui sort de l'école. Avec la transgression de la règle des 180°, laquelle nous montre la personne inquiétée de dos, pour mieux filmer l'idée qu'elle a derrière la tête, et le silence on ne peut plus pesant, chaque raccord peut être une délivrance (malsaine) pour le spectateur, lequel attend fatalement le sort de la jeune fille, abordée par une étrange silhouette...Le plan en plongée totale sur l'escalier de l'immeuble est saisissant d'horreur: l'ombre des fenêtres répercutée aux différents étages forme une croix; Lang est le seul cinéaste à filmer un escalier comme il filmerait un cimetierre. Il est aussi le seul à filmer de la même manière les policiers et les bandits, le Bien et le Mal. Cette frontière manichéene n'existe plus; le montage alterné et en parallèle de la séquence des concertations entre organisations est merveilleuse d'invention et de gestion du rythme: lorsque qu'un bandit s'assied, un policier se lève de sa chaise, les deux organisateurs des rencontres exécutent le même mouvement de bras. Tout fonctionne par écho dans la tête du spectateur, qui ne devra même pas mettre en rapport deux images entre elles comme chez Resnais, mais simplement saisir ce rapport établi par le réalisateur. L'unique rapport à effectuer peut tendre vers de l'interprétation mais il parait si évident que personne ne manquera de voir les mêmes mimiques chez les bandits, les policiers...et Hitler; dans les paroles, dans les gestes, dans l'intonation: tout se réfère à l'Horreur de la répression et de la démence exterminatrice. La force du long-métrage ne se résume donc pas seulement à l'éblouissante interprétation de Peter Lorre mais à la vision prophétique d'un Cinéaste sur son Art et son vocabulaire: Fritz Lang est à l'égal de Renoir le Patron du Cinéma.

L'Année du Dragon de Michael Cimino

Considéré comme un polar, L'Année du Dragon est visible à trois niveaux: le film noir, le western et le film expérimental. Le film noir pour ses codes et son intrigue tout d'abord; un policier désabusé, violent, viril, misogyne, le mythe Bogart transposé dans l'Amérique post-Vietnam, avec le chapeau, la cigarette et la barbe mal rasée...L'histoire, remplie de clichés, tous détournés, à l'image de la scène de ménage dans le couple: la femme reproche à son mari d'avoir oublié quelque chose...Une date très importante...Le spectateur croit savoir que White a oublié son anniversaire de mariage mais il n'en est rien: Connie, c'est son nom, lui en veut d'avoir oublié sa date d'ovulation. Le méchant, stéréotypé, est chinois: il est barbare, cruel, s'exprime dans sa langue natale (nous y reviendrons plus tard) lors d'élaborations machiavéliques, n'hésite pas à tuer en pleine rue, parle peu, sourit toujours...Là encore, les clichés sont détournés puisqu'il n'y a pas de réel héros dans ce film; il gravite autour du personnage de White pendant plus de deux heures, cela ne signifie pas qu'il est un héros. Les trafiquants de drogue sont certes plus radicaux dans leurs méthodes, mais la violence verbale expulsée par l'inspecteur, injuriant le peuple asiatique avant de prendre sa défense n'est-elle pas le symbole d'un profond malaise américain? Le syndromeTravis Bickle, le chauffeur de taxi de Scorsese, perdu dans ses repères, ne sachant plus qui est son ennemi, décidant finalement d'être seul contre tous. A cet égard, Stanley White est l'égal de Travis Bickle, c'est-à-dire, le anti-héros, faute d'avoir perdu une guerre, celle du Vietnam. Le film peut-être vu comme un second Inspecteur Harry, un western urbain, où les Indiens, autant dire les opprimés, seraient les Chinois, et les cow-boys, autant dire les conquérants, seraient les Américains. Mais qu'y-a-t-il à conquérir lorsque tout est géographiquement américain? Encore une fois, une perte de repères face aux idéaux du pays. L'Année du Dragon commence là où Il Etait Une Fois Dans l'Ouest s'achevait: la construction de l'Amérique, avec ses chemins de fers ensanglantés par les conditions de vie des travailleurs chinois, évoqués par l'inspecteur lors d'un dîner. Le chemin de fer représente une fraternité ironique entre les peuples et il aura une importance capitale dans le film, dans l'Histoire américaine, si tenté qu'il y en ait une, et dans son Cinéma: le manichéisme primaire date du western, près des voies ferrés, le chemin choisi est décisif: celui du Bon ou du Truand. Le long-métrage peut alors s'élever à un échelon supérieur, celui d'une révision du Cinéma américain. Les dialogues en chinois ne sont pas sous-titrés pour souligner l'importance des regards, des gestes, des attitudes et des rapports de force qui se dessinent. Le langage n'a pas d'importance et le réalisateur veut faire ressentir au spectateur l'incompréhension caractérisant les personnages du film. Le final, se déroulant sur un chemin de fer justement, est une réécriture du final de Taxi Driver: White porte le même blouson que Bickle, le même traumatisme (celui du Vietnam), il est blessé au cou tout comme lui, sa main est trouée par une balle alors que De Niro avait blessé un ennemi de la même manière. Là où L'Année du Dragon conclut Taxi Driver, mais aussi le processus enclenché par Nixon concernant le retrait des troupes américaines au Vietnam, c'est lorsque l'inspecteur offre à Joey Tai son arme, pour qu'il se suicide (Travis Bickle mime ce geste dans Taxi Driver): Cimino signe la fin du Vietnam, du Nouvel Hollywood dénonçant les horreurs de cette guerre, avec pour film pionnier le court-métrage The Big Shave de Scorsese et la réunification entre l'Est (la Chine, la journaliste) et l'Ouest (l'Amérique, Stanley White). Le Cinéma américain nous avait habitué à déceler les messages, souvent naïfs, en passant par la surface du film, c'est-à-dire par son intrigue ou par ses personnages. Ici, tout n'est qu'écho, ricochet, par rapport à un contexte. L'Année du Dragon est un film qui n'a rien en surface; tout est en profondeur.