vendredi 27 novembre 2009

Vincere de Marco Bellocchio

En accumulant les audaces, tantôt maladroites, tantôt subtiles, Bellocchio signe un film bancal, supporté par une interprétation et un scénario exceptionnels. Le cinéaste tente, un peu vainement, de réaliser son Une femme est une femme, en confondant la chant de la parole et la musique comme vecteur de l'émotion. Là où Godard était surprenant, Bellocchio ne semble pas convaincu par son envie de réaliser un "opéra cinématographique". Les musiques ont beau être tonitruantes, elles ne sont que l'écho d'un projet pas assez soutenu par son créateur. Surprenant de la part du réalisateur du Diable au corps, qui avait provoqué un scandale avec une scène de sexe non-simulée dans un film dit "traditionnel". Le sexe justement, parlons-en. D'emblée le personnage de Mussolini semble viril, entreprenant et combatif. Au contraire de sa compagne Ida Dalser, plus admirative qu'autre chose. Et pourtant, Vincere prendra un virage étonnant et détonnant. C'est en effet la femme contemplative qui se montrera la plus forte. Vincere per la forza dell'amore, telle pourrait être la devise d'Ida, véritable héroïne d'un cinéma en pleine rupture aujourd'hui, où la femme n'est plus passive et reléguée au second plan. Pour faire simple, nous sommes passés de la Tracy Lord de The Philadelphia Story à la Mariée de Kill Bill, de la Honey Rider de Dr. No à la Vesper Lynd de Casino Royale, de la Mary de La Foule à la Ida de Vincere. La lutte des sexes n'existe pas au cinéma, seules leurs images représentatives se cherchent, se croisent et se dépassent. Tel est le cas ici, et ce phénomène semble donc de plus en plus récurrent dans le cinéma d'aujourd'hui; à force, il deviendra une tradition: celle de la femme combative, tradition entamée par Bresson avec Les Dames du bois de Boulogne en 1945.
Ce qui est également sidérant dans Vincere, ce sont ces instants de grâce, figés à jamais dans la tête du spectateur. Des images "d'une belle simplicité, ou d'une simple beauté" pour paraphraser Godard. Bellocchio est un véritable esthète, ses influences sont diverses; comment ne pas penser au Héros très discret d'Audiard, avec ces plans d'abstraction présentant le jeune héros faisant sa gymnastique- véritables anaphores qui guident le récit-, lorsque l'on voit Isa ou ses camarades d'infortune, le visage brisé, sanguinolent et éclairé par des flashs d'appareils photos? Si Vincere n'est pas un opéra, il est au moins un ballet malicieux, où le champ et le hors-champ signifient l'existence diégétique, mais surtout la volonté, pour les femmes de l'asile ou le crâne humain sur la table, d'être vu et de ne pas se faire prendre. Ainsi se jaugent les rapports de force, entre le vivant et le mort, le concret et l'abstrait, le fictif et l'historique. L'image de Mussolini nu à la fenêtre de sa chambre, raccordée à des plans de foule réelle, prouve que le cinéma reste, davantage que les peintures de Dali, les compositions de Satie ou les livres de Kafka, le médium absolu de la spiritualité. Le seul capable de rendre homogène des espaces, des époques, des réalités et des fantasmes que rien ne pourrait relier sans la pensée.
Enfin, les hommages au Cinéma sont très appréciables puisque relativement subtils. Une réécriture d'une séquence de The Kid de Chaplin, montrée plus tard dans le film (l'hommage est fulgurant et si terriblement sincère qu'il fait penser à Sciuscia de De Sica ou aux Quatre Cents Coups de Truffaut, qui montraient également l'influence que pouvait avoir l'art cinématographique sur la vie), et un regard-caméra similaire à celui de Monika: Isa dit sans parler, suggère sans montrer, tout passe par les yeux, l'âme d'un être, ici meurtri par une trahison. Ce n'est donc pas un hasard si les femmes de l'asile sursautent lorsque Isa reprend connaissance dans son lit en ouvrant les yeux. Elles ne craignent pas la femme mais ont lu dans ses yeux sa souffrance. C'est l'occasion pour Bellocchio de rendre hommage au corps au cinéma, cet art considéré à juste titre comme celui du voyeurisme. Par une inexplicable alchimie, la nudité n'a absolument rien d'obscène. Mieux, elle est aussi naturelle que celle des pêcheurs de perles de Bora-Bora dans le Tabou de Murnau et Flaherty, deux cinéastes de la peau et de la nature. C'est surtout l'élégance et l'innocence liée à cette nudité qui rend plus pur encore le regard porté sur un corps dévêtu que dans le réel. Si l'on fait abstraction de ses naïves maladresses, Vincere fait partie de ces rares oeuvres qui éradiquent toute sensation de culpabilité du regard par la nature des corps et des esprits: ces oeuvres nobles qui rappellent au spectateur que les personnages, au delà de leur histoire romancée, respirent et pensent, agissent et se trompent, tout comme nous.

dimanche 22 novembre 2009

Le Samouraï de Jean-Pierre Melville

Il y a quelque chose d'intriguant dans Le Samouraï, et plus précisément chez son personnage principal, Jef Costello: son art de la provocation et de l'interdit. Pour le spectateur, il devient l'homme que l'on comprend mais que l'on ne perçoit pas. Toujours surprenant dans sa manière d'opérer et de surgir à l'écran, il semble être le seul à maîtriser son image et ses actes. C'est pourquoi il devient aussi solitaire que le tigre dans la jungle...Sans aucune attache, aucun mot superflu, Jef est seul "contre" le spectateur, "contre" les autres protagonistes; chez sa maîtresse, dans les premières minutes du film, il ne peut la voir de face, il est donc dos à elle. Lorsqu'elle s'adresse à lui, son visage, de profil, se détourne d'une attache créée entre les yeux des deux amants: il n'y a donc pas de champ/contre-champ, mais des raccords sur le regard...A l'entrée du night-club, il laisse le moteur de sa voiture tourner, alors qu'il avait sa main sur le contact...Une fois entrés, les invités descendent des marches pour accéder au vestiaire. Ils sont de taille "humaine"...Néanmoins, dès lors que Jef arrive, son ombre, gigantesque, envahit le cadre durant une petite seconde. Nouvelle source d'inquiétude pour le spectateur, qui ne peut percevoir ce personnage. Pourtant, et c'est ici que le film devient grandiose, dès que le tueur a tué, cinq regards se posent sur lui, cinq personnes sont fatalement liées à lui grâce au son des coups de feu et au mouvement précipité du personnage. Il est perçu par des témoins. La perception devient obsessionnelle, la profondeur de champ est amoindrie dès lors que le Samouraï entre dans celui-ci. Cherchant à fuir les autres, il regarde hors-champ, sur le pont, ceux qui l'ont vu, dans les plans précédents. Le regard à la gauche du cadre n'est donc pas anodin sinon logiquement sublime. Jef est un personnage "de" cinéma: il vainc son statut de personnage cinématographique ancré dans une histoire pour se hisser au niveau du montage de Melville. Imperturbable, invincible, il perdra pourtant au jeu de l'amour et de la mort en revenant sur un lieu "déjà-vu": le night-club. Devant un témoin indirect du crime, Costello enfile ses gants de meurtrier puis s'avance vers le témoin-clé, la pianiste, qui le prévient pourtant, se faisant la porte-parole du spectateur: "Ne reste pas là." Tué sous le feu des policiers cachés au Martey's, il a l'air d'une victime. Pourtant, le revolver qu'il avait dégainé était déchargé. Nouveau pied de nez pour le spectateur, qui, alors que la caméra s'éloigne du décor mortuaire, repense certainement à la maxime du Samouraï: "Je ne perds jamais... Jamais vraiment." Costello s'offre le luxe de se "donner" la mort, il aura décidé de sa dernière réplique, de son dernier costume, de son dernier décor, de son dernier souffle. Il n'y en aura pas de deuxième.

samedi 21 novembre 2009

A l'origine de Xavier Giannoli

"Est-ce un escroc ou un héros?" interroge l'affiche. Cette question fera écho pendant plus de deux heures dans la tête du spectateur, indécis jusqu'à la dernière image, à la poésie relative. Le film pose la question du Rêve, ou plus précisément du Projet dans une vie. Un minable escroc s'installe au pays des candides. Il se cherche une identité, à travers des catalogues de fournisseurs, des appels téléphoniques etc. ... Tout ce que l'on saura de sa véritable identité est son prénom: Paul, qui est davantage un acteur qu'un escroc ou un héros. La place du spectateur est ici primordiale: il en voit d'autres, à l'écran, moins informés que lui. Le suspense est créé en une trentaine de minutes: quand sera-t-il démasqué? Giannoli cerne l'enjeu de son film: aucun intérêt ne sera porté au véritable visage de l'acteur, mais plutôt à sa représentation théâtrale qui, puisqu'elle inclut les spectateurs/villageois, sera certainement plus conséquente. Les spectateurs fictifs ne prennent cependant pas conscience de leur état puisqu'ils sont des hommes d'action, prêts à travailler. La force de A l'origine vient donc de l'épaisseur dramatique apportée au suspense. Hitchcock et bien d'autres l'avaient fait avant Giannoli: pensez au coup de téléphone du Crime était presque parfait; une femme tuée est un élément dramatique propre à ce film. Ici, le drame prend une tournure sociale: on ne craint pas la mort mais la désillusion, l'abus de confiance, la trahison. Lorsque la supercherie sera découverte, les ouvriers traiteront "Philippe Miller" comme un assassin, l'homme qui a meurtri leur bonne foi et les travaux dynamisés par l'espoir d'un rebond économique. Seul mais rêveur, Paul défie alors les autorités qui le poursuivent en hélicoptère en traversant à pied l'autoroute en construction pour planter le drapeau de sa fausse société tel un cosmonaute sur la Lune. Comme un témoignage de son voyage dans l'inconnu. La route ne menait les automobilistes et les ouvriers nulle part, mais permettait à Paul de se détacher de son état d'escroc et de prendre conscience de ce qu'est la confiance, trahie, ici et ailleurs.

mercredi 11 novembre 2009

La Mort aux Trousses d'Alfred Hitchcock

L'histoire est simple: un homme, pris pour un autre, fuit à travers les Etats-Unis pour échapper à la mort et sauver la femme qu’il aime. Le film l'est beaucoup moins. L'homme n'est pas un homme: Thornhill est un enfant. Il reste à New York. L’enfant deviendra adulte que s’il part de New York et se détache de sa mère pour marcher seul. L’enjeu de tout le film peut être résumé par la dernière phrase prononcée par la mère de Thornhill : Roger, rentreras-tu pour dîner ? En effet, est-ce que Thornhill reviendra voir sa mère ? Acceptera-t-il d’être un éternel assisté ? Ne veut-il pas prendre ses propres initiatives, quitte à risquer sa vie ? C’est ainsi que Thornhill décide de prendre le train pour un long voyage, à la recherche de Kaplan, et au fond de lui-même. La complexité psychanalytique de La Mort aux Trousses est désamorcée par le classicisme de la mise en scène en ce sens que le film choisit la clarté narrative par l’esthétique. Tout doit être lié pour permettre une lecture claire pour le spectateur. Ainsi, les fondus enchaînés lient une cause et sa conséquence comme par exemple le verre de bourbon rempli par les hommes de Vandamm sous les yeux ébahis de Thornhill lié par la suite à l’état d’ébriété avancé de ce dernier lorsqu’il est conduit dans la voiture…Les gros plans sur le visage de Roger Thornhill sont toujours capitaux pour la narration : à cinq reprises, il décide d’être un adulte et d’agir par ses propres moyens. Tout d’abord, ivre, dans la voiture volée, Thornhill doit éviter deux voitures alors qu’il est à contre-sens. Ensuite, à la gare de New York, lorsqu’il s’adresse à sa mère et lui annonce qu’il va tout faire pour retrouver George Kaplan. Puis, sur la route désertique, en arrêtant le camion-citerne qui se dirige vers lui et qui le renverse. Thornhill décide aussi d’agir à l’aéroport, lorsque le professeur lui annonce qu’Eve est un agent double ; le gros plan agit alors comme une réponse de Thornhill, bien décidé à sauver la femme qu’il aime. Vers la fin du film, Thornhill épie Vandamm dans sa maison et Eve par sa fenêtre. Il décide de l’aider à s’enfuir, après avoir découvert les véritables motivations de Vandamm…Enfin, le gros plan en contre-plongée sur le mont Rushmore montre que Thornhill est un adulte ; il dit à « Madame Thornhill » de venir à lui. Il l’a définitivement sauvée, et propose une nouvelle vie à celle qu’il aime : celle d’un couple adulte et indépendant.

samedi 7 novembre 2009

Inglourious Basterds de Quentin Tarantino

“Je crois bien que j’ai fait mon chef-d’oeuvre”... Ainsi se termine le septième long-métrage de Tarantino. La double-énonciation est de mise, évidente, elle a l’air d’un clin d’oeil, d’une mise en abîme du Cinéma. Les personnages regardent le spectateur, comme pour le rassurer des atrocités qu’il vient de voir et d’une Histoire fictive qui s’achève. Tout ceci n’était qu’un conte, qui commençait tout naturellement par “Il était une fois...” Rien d’alarmant dans les libertés prises avec les faits historiques, rien d’alarmant avec du David Bowie en 1944, rien d’alarmant avec Hitler défiguré par l’impact des balles d’une mitraillette... Il ne faut pas s’inquiéter, car tout ceci était une histoire. Quentin Tarantino apparaît comme un cinéaste cohérent, doté d’un sens aigu de l’Oeuvre qu’il conduit depuis 1992.... A l’origine, une histoire de vengeance; qui a trahi les braqueurs? Quel est le flic qui nous a donné? Cette histoire de vengeance perdure, onze ans plus tard, avec la Mariée, qui veut tuer Bill, celui qui lui a volé quatre ans de sa vie et sa petite fille. Le tournant de cette oeuvre parfaitement maîtrisée arrive avec un film injustement mésestimé: Boulevard de la Mort. Il fallait bien un boulevard pour celui qui se met à penser “sur” le Cinéma. Ici, la vengeance se fait plus universelle: le sexe faible se venge du sexe fort, les belles victimes se vengent de leur bourreau balafré. L’importance du support numérique qui bouleverse les rapports de force entre l’homme viril et la femme puérile. Avec ce brusque changement de support, c’est tout un pan du cinéma américain qui se voit affublé d’une antithèse: les faibles peuvent être forts s’ils s’unissent. Cette phrase sied parfaitement à l’ultime film du cinéaste. Elle donne un ton rationnel, logique, scientifique, mathématique à une histoire complètement fantasmée: huit hommes + deux femmes contre le IIIe Reich. Tout est joué dès le deuxième chapitre (Tarantino, dans sa logique du conte, divise son oeuvre en “chapitres”); le IIIe Reich tombera avant que les Américains ne foulent le sol de Normandie. En Juin 1944.
L’Histoire, telle que nous la connaissons, se résume aussi en chiffres: six millions de juifs exterminés, soixante millions de victimes au total, le “Guide” nazi et son bras droit se suicident à Berlin, le procès de Nuremberg laisse deux places vaquantes. Cependant, l’histoire qui nous est contée ici n’est pas la même: Hitler et Goebbels meurent assassinés à Paris. Malgré la violence, ce conte, s’il n’est pas destiné aux enfants, ne semble pas raconté par un adulte. Nulle conséquence ne sera dévoilée ici, car l’intérêt du film est ailleurs. Au diable l’Histoire, tout réside dans l’art le plus malicieux, celui qui permet la renaissance des êtres et leur imperméabilité au temps: le Cinéma. Filmer ceux que nous aimons ou admirons: bébé Lumière pour son père Louis, Lilian Gish pour Griffith, Edna Purviance pour Chaplin, Auguste Renoir pour son fils Jean, Hitler pour Riefenstahl, Shosanna pour son amant Marcel. Ainsi, c’est une seconde vie pour ces êtres qui deviennent des personnages. La perfide schizophrénie de celui qui est filmé est représentée par deux personnages présents à la projection finale à Paris: le soldat Zoller, peu fier de ses exploits filmés et remis en scène pour la propagande du régime nazi, et Shosanna elle-même, qui s’adresse au(x) spectateur(s) du Gamaar (où Pride of a Nation est projeté) et du cinéma dans lequel nous nous trouvons et où Inglorious Basterds est projeté. Même morts, ces deux personnages reviennent à la vie grâce à la pellicule, où le mensonge est imprimé vingt-quatre fois par seconde: on nous fait croire à la vie de personnes décédées. Il s’agit du second miracle filmé par Tarantino après les balles traversant les corps des deux tueurs de Pulp Fiction sans les toucher. Au fond, bien qu’Inglorious Basterds soit une mise en abyme du Cinéma, il est aussi une mise en abyme du miracle: la projection bousculée de Pride of a Nation permet la renaissance de deux corps ensanglantés, mais la projection du film de Tarantino offre à l’Humanité toute entière une seconde chance par le Cinéma sur l’Histoire; le révisionnisme apparaît comme un avantage non seulement pour les juifs, mais pour tous ceux qui portent en eux le maudit héritage du nazisme, la honte de l’impuissance face à la barbarie.

Persona d'Ingmar Bergman

Oeuvre expérimentale, Persona est le film de toutes les oppositions: Alma l'infirmière parle alors qu'Elisabeth l'actrice est muette, l'une est infirmière et l'autre est sa patiente, l'une a les cheveux courts et l'autre a les cheveux longs, lorsque l'une s'habille en blanc, l'autre s'habille en noir, lorsque l'une esquisse un sourire, l'autre sourit franchement, lorsque l'une est debout, l'autre est allongée, lorsque l'une porte un chapeau, l'autre est tête nue, lorsqu'une partie du visage est dans l'ombre, l'autre est à la lumière... Une photo très célèbre d'un enfant juif levant les mains dans le ghetto de Varsovie fait l'objet d'une autre opposition: le petit enfant est victime de la barbarie mais si l'on resserre le plan, on arrive à voir ce même enfant faire le salut nazi...Troublante démonstration de la force de l'oeil du Cinéaste.Toutes ces oppositions, importantes ou pas, font la force majeure du film...La scène finale est étonnante de perfection et d'audace: Alma et Elisabeth se confrontent et l'infirmière explique le passé d'Elisabeth avec son enfant qu'elle n'a jamais voulu avoir (il faut savoir qu'Alma a elle-même avorté...). Le champ/contre-champ est unique: la caméra est focalisée sur Elisabeth, Alma est en voix-off, des raccords dans l'axe avant resserrent le plan et la tension (Cette scène m'a d'ailleurs rappellé la scène finale de Psychose, avec un Anthony Perkins qui se révèle être choquant)...Puis on revoit la même scène en contre-champ: la voix d'Alma est audible, ses lèvres bougent et pourtant ce n'est pas elle qui parle: il s'agit d'après moi d'une voix dite "supérieure", qui fait prendre conscience à Elisabeth de son crime, son manque d'amour envers son fils...Lorsque beaucoup plus tôt dans le film, Alma évoque son avortement, était-ce bien elle qui parlait? Ou alors était-ce l'esprit d'Elisabeth qui, réincarnée en Alma, raconte ce qu'elle aurait souhaité, à savoir, la mort de son propre enfant? La caméra resserre le plan sur le visage d'Alma qui est "mangé" par celui d'Elisabeth...Le bras de l'infirmière se met à saigner, et la patiente suce le sang tel Nosferatu, signant ainsi la mort psychique de l'infirmière et la renaissance de l'actrice.

Les Fantômes du Chapelier de Claude Chabrol

Ce long-métrage réalisé par Claude Chabrol est un véritable coup de coeur: l'intrigue n'est peut-être pas merveilleusement rythmée, certes, mais les hommages à l'Expressionisme sont splendides: tout d'abord, le village du film m'a rappelé celui de Wisborg dans Nosferatu le Vampire de Friedrich Wilhelm Murnau...Ensuite, la première apparition de Léon Labbé par la fenêtre est également héritée de ce film. La démarche de l'assassin est empruntée à celle d'Ivor Novello dans The Lodgerd'Alfred Hitchcock. Le fait d'utiliser un mannequin pour la femme de Labbé est une idée empruntée à Psychose tout comme lorsque ce même mannequin est amené dans le grenier: la petite lampe qui s'agite est un clin d'oeil au chef-d'oeuvre du cinéma d'horreur. La scène finale où l'on voit en montage alterné Labbé et le tailleur tous les deux allongés dans un lit en adoptant la même posture peut être un hommage à L'Ombre d'un doute d'Hitchcock lorsque l'on voit les deux Charlie allongés également de la même manière...Chabrol a participé il y a quelques années à la série de documentaires consacrée au plus grand maître du cinéma mondial: Charlie Chaplin. Cette série s'appellait Chaplin Aujourd'hui et Chabrol exposait sa vision du film Monsieur Verdoux. Ce même film a certainement inspiré Les Fantômes Du Chapelier tant les clins d'oeil sont nombreux et pertinents: Tout d'abord Verdoux et Labbé sont des tueurs de femmes élégants. Ils portent tous les deux une fine moustache et le même type de chapeaux. Leur humour noir est commun. Ils entretiennent l'illusion auprès des autres: pour Labbé, ce sera jusqu'au dénouement du film alors que pour Verdoux, je faisais référence à la première séquence du film. Ils descendent les escaliers de la même manière (Cette remarque peut paraître futile mais Chabrol avait remarqué l'étrange manière de Verdoux pour descendre des marches). Le rire de Serrault est exactement le même que celui de Chaplin dans Monsieur Verdoux. L'utilisation de mannequin sans tête dans les deux longs-métrage a le même effet comique. Tous ces hommages m'ont particulièrement touché mais il faut noter que le film accuse une sévère baisse de rythme lors de la seconde partie. Malgré cela, les dialogues sont très bons, tout comme les acteurs et la manière de filmer est unique. Les Fantômes du Chapelier n'est certes pas un chef-d'oeuvre, mais il reste un très bon film expressionniste de Claude Chabrol.

Masculin/Féminin de Jean-Luc Godard

Masculin/Féminin est le film de l'avant-Veil, si vous me permettez l'expression: Madeleine, troublée par la réalité qu'est la mort de son ami Paul, est happée dans le réel, son univers étant restreint à un studio d'enregistrement, une bulle d'innoncence et de naiveté. Elle ne sait quel sera son avenir et donc encore moins celui de son enfant. Le personnage de Paul est en quelque sorte un "petit soldat"...Il milite pour des idées, et meurt bêtement comme les Américains se retrouvant piégés par les Vietnamiens. C'est un enfant de Marx et de Coca-Cola. Comprenne qui voudra...Le personnage incarné par un Jean-Pierre Léaud magnifique (il se fait d'ailleurs passer à la fin du film pour le général...Doinel...) est un jeune militant bourgeois qui ne maîtrise que deux éléments sur trois dans une lutte pour l'égalité entre les peuples et les classes sociales: il lit Marx, adhère à ses idées...Mais il vit dans la société du Coca-Cola et n'arrive pas à s'en affranchir...Il est donc comme tant d'autres, militant paradoxal, Don Quichotte contre le capitalisme, Hugo Barine contre son corps chétif...Il lutte contre les autres, mais une certaine partie de lui même est consumée à chaque fois qu'il lutte...jusqu'à ce que mort s'en suive. Alain Bergala affirme que Masculin/Féminin est le film de l'An 01 de Godard; c'est entièrement vrai, il revient au format du muet, le 1.33, et utilise ainsi des cartons qui illustrent les actions qui précèdent ou qui succèdent (comme en témoigne leDialogue avec un produit de consommation avant le sondage effectué sur Mademoiselle 19 Ans, une fille qui n'est au courant de rien). Le noir et blanc utilisé est esthétique et les prises de vues de Willy Kurant n'ont rien à envier à celles de Raoul Coutard. Volontairement Masculin/Féminin, est également un documentaire; il se situe dans Paris, entre deux tours d'une élection présidentielle, et montre la réalité sans effet(s) du réalisateur (d'autres parleront de "mise en scène"). C'est donc un film fort que réalise Godard, ce terme étant très vague, je vais tenter de le préciser: Maître Jean-Luc enivre le spectateur avec une ambiance ô combien attachante, du simple fait qu'il montre une autre génération que la sienne. Son engagement est donc plus restreint, mais plus féroce envers cette société que l'on dit de consommation.

Le Dernier des Hommes de Friedrich Wilhelm Murnau

Ce long-métrage est un sommet du cinéma expressionniste; pas de fantômes ou de vampires, l'horreur fantastique est ici remplacée par la cruauté sociale: la Ville, ici, prend une place centrale dans l'Oeuvre de Murnau, à l'image de ce building qui s'abat littéralement sur Jannings, alors en pleine hallucination. Les hallucinations justement, sont magnifiquement bien rendues grâce à des effets de surimpressions, des réglages de focale variés et des travellings inédits. La déformation de l'espace est incroyablement bien rendue (aussi ingénieux que le transtravelling de Hitchcock); ainsi, Le Dernier des Hommes voit dans un cauchemar ses voisins se moquer de lui avec un cruel mépris(scène excessivement violente psychologiquement mais aussi cinématograhiquement). Ce long-métrage muet ne comporte que deux intertitres (une lettre et un intertitre de transition entre la première et la seconde fin)...C'est une nouvelle prouesse de Murnau qui nous est ici offerte...Le langage cinématographique doit donc être suffisamment compréhensible pour permettre au spectateur de le comprendre...Voici pourquoi Murnau contribua au Cinéma en tant qu'Art; il crée un espace virtuel,comme disait Rohmer, qui laisse place à l'imaginaire du récepteur des images. Comme Eisenstein, Murnau est un organisateur d'éléments auditifs et visuels...Le Cinéma existe enfin.

Mon Oncle de Jacques Tati

Avec ce film, Jacques Tati se définit tout simplement comme un metteur en scène. Pas de génie ou d'excellence, juste de la mise en scène. L'image est ici au service du son, elle est régie par les sons qui eux-mêmes sont régis par Tati. Godard affirmait: Il y a le visible et l’invisible. Si vous ne filmez que le visible, c’est un téléfilm que vous faites. Concluons qu'un film montre l'invisible; Mon Oncle est un film, comme en témoigne l'immeuble que traverse Hulot quotidiennement: chaque fenêtre laisse paraître, comme dans Fenêtre sur Cour, un bout de personne, de sa vie, de vérité...Cette structure architecturale est donc invisible, mais les déplacements de Hulot la rendent visible; c'est de la mise en scène; aussi, Tati peint ou plutôt dépeint les caractères d'une tranche de la société: la bourgeoisie. Il s'impose comme le nouveau La Bruyère: un peu d'humour, un peu de vérité et un peu de dénonciation...Ceci est admirable et rend l'Oeuvre de Tati plus dense et plus "adulte"...Les lectures de ce film se font à plusieurs niveaux: pour le jeune public qui s'esclaffe des catastrophes engendrées par le maladroit Hulot et pour un public plus mature qui s'esclaffe des catastrophes engendrées par le maladroit Hulot et de la critique dénonciatrice bien que mesurée du cinéaste face à la Bourgeoisie, à l'Industrie et au Progrès à tout prix...Pour ceci, Jacques Tati mérite le respect. Pour sa gestion des éléments de la vie quotidienne, de l'humanité paradoxale des objets lorsque les êtres humains deviennent des pantins à leur merci. Voici la renaissance d'une certaine facette du Kammerspiel Film et Mon Oncle mérite donc d'être vu et, au possible, d'être apprécié à sa juste valeur, celle d'une dénonciation (ce mot se répète mais il est l'écho principal que dégage le long-métrage) honnête de l'absurdité humaine.

L'Impératrice Yang Kwei-Fei de Kenji Mizoguchi

La différence essentielle entre Kurosawa et Mizoguchi, ou plutôt entre Les Sept Samouraï et L'Impératrice Yang Kwei-Fei réside dans la gestion du mouvement; chez Kurosawa, le mouvement se sent avec les nombreux travellings alors que le cadre ne montre que l'attente d'un mouvement des protagonistes, alors que chez Mizoguchi, les mouvements des protagonistes se traduisent par un montage très réservé et peu de mouvements de caméras...J'ai pris Les Sept Samouraïcomme exemple puisqu'il est un film historique, tout comme L'Impératrice Yang Kwei-fei, mais également japonais. Une autre différence entre ces deux films réside dans l'opposition entre valeurs et sentiments; Kurosawa montre dans ses films des valeurs,telles le courage, l'amitié ou la fidelité alors que Mizoguchi est le peintre des sentiments comme l'amour( qui peut également être considéré comme une valeur)...Certaines notions sont aussi présentes dans ce long-métrage; on trouve le souvenir, l'honneur, le respect, l'ambition...Aujourd'hui elles sont utilisées dans presque tous les films américains et ce, de manière grossière et très maladroite alors que chez Mizoguchi, une histoire se construit autour de personnages...Dans les films américains, c'est l'inverse; les personnages se révèlent au fur et à mesure du film, comme si le scénariste (si il y en a un...) découvre ses personnages en fonction des actions qu'il leur fera subir. La troisième différence entre Les Sept Samouraï et L'Impératrice Yang Kwei-Fei vient de l'esthétisme; le premier est en noir et blanc alors que le second est en couleur...Ô! Que de belles couleurs dans ce Mizoguchi, elles sont totalement maîtrisées...C'est un émerveillement de tous les instants; seul Bergman égalera cette beauté esthétique avec Cris et chuchotements en 1972. Le rouge de Mizoguchi (la tenue du général An Lu-Shan) peut être comparé à celui de Hitchcock avec Pas de printemps pour Marnie (cette encre rouge qui envahit le chemisier de Marnie) et aussi au rouge des chambres de Cris et chuchotements. L'histoire, en apparence très simple, est en réalité complexe mais les scénaristes Masashige Narusawa, Yoshikata Yoda, Matsutaro Kawaguchi et Ton Chin (l'union est ici exemplaire puisque homogène) ont certainement développés leurs personnages avant l'histoire...Cette leçon d'écriture, au final très simple, devrait être prise en compte par tous les scénaristes; cela donnerait lieu à de très nombreux films bien écrits (la réalisation, c'est une autre histoire!)...

La Soif du Mal d'Orson Welles

Avec moins d'un million de dollars, Welles tourne son film en cinq semaines. C'est bien son film, puisqu'à partir d'un récit classique, le réalisateur réussit à intégrer son style, le style wellsien; les contre-plongées sont très souvent utilisées, les mouvements de caméra aussi. Le chef opérateur Russell Metty effectue ici un travail formidable, le noir et blanc est parfaitement contrasté (il travailla sur La Splendeur des Amberson, Le Criminel, des modèles du genre), l'ambiance est donc crépusculaire, le film semble, lorsque Quinlan est dans le champ, pouvoir s'arrêter à tout moment, la fin est ici une fatalité et le personnage incarné, habité par Orson Welles, nous paraît instable...Matériellement, cela se traduit par une canne, que le policier porte suite à une balle qu'il reçut et qui le fait boiter...Cette balle est le symbole d'un échec, celui d'une vie familiale puis professionnelle (la femme de Quinlan fut étranglée)...Les mouvements de caméras sont également très nombreux, à l'image de l'impressionnant plan-séquence lors de l'arrestation du suspect. Vous pensiez que j'allais évoquer le premier plan-séquence du film, il est mythique mais celui évoqué au-dessus mérite selon moi davantage de louanges puisqu'il n'est logiquement pas nécessaire; des inserts et un montage assez développé auraient été le bienvenue...Mais Welles considère que cette séquence peut bénéficier d'une opposition: les protagonistes qui semblent être enfermés, bloqués, statiques, contre la caméra, mobile, libre plus que jamais. Le terme que Jean Douchet avait utilisé pour décrire Eyes Wide Shut de Kubrick me semble ici approprié...Toute ombre est porteuse de lumière; en effet, Quinlan est vêtu de blanc alors que les autres personnages, moins corrompus que lui, sont en noir, comme pour porter le deuil de la mort du policier...Le destin est à nouveau mis à contribution. Mais ce n'est pas tout: lorsque Welles va voir la sublime Tanya (sublime Marlène Dietrich devrais-je dire), il lui demande de lui annoncer son futur...La réponse sera décisive: Tu n'as pas de futur. Le personnage de Quinlan, qui devait être secondaire, devient central et essentiel quant à l'issue du long-métrage. Les ombres que sont Vargas ou Menzies tentent de s'extirper de leur état d'ombre en faisant la lumière sur le passé de Quinlan et, par la même occasion, sur leur présent à eux. Au final, La Soif du Mal peut être considéré comme étant l'équivalent cinématographique du roman d'apprentissage avec un novice, Charlton Heston, mais surtout un maître, Orson Welles.

L'Amour Existe de Maurice Pialat

Une haussmannisation cinématographique. C'est bien ça. L'Amour existe, court-métrage de Maurice Pialat, chef-d'oeuvre du Cinéma, ouvre une brèche, creuse des tunnels de pensée, des boulevards de réflexion face aux idées toutes faites, les ruelles de préjugés qui fondent la pensée unique, les symboles d'une république, la nôtre, avec l'Arc de Triomphe, les statues qui meurent (aussi) face à un regard différent, celui d'un Cinéaste, d'un poète qui ne se met pas en retrait, comme on peut le croire (un autre préjugé) mais qui se place dans son élément, celui qui est étudié, ici, la ville, les banlieues, le manque de culture, de tranquilité, les transports en communs, l'éducation, la pollution, les premières amours, les monuments, le travail, la récompense, les fausses libertés et les vraies contraintes...Tout ceci, Pialat le montre, le décortique, l'analyse, chaque son, chaque mot, chaque plan est pensé, réfléchi et inséré là où il faut, là où se trouvent les failles de la société...C'est pourquoi le réalisateur a pu brandir le Poing de la Victoire 26 ans plus tard à Cannes, ce regard jeté sur ce qui fait mal et dérange...par manque de réponses aux questions posées par le Cinéaste...Le pessimisme absolu de ce film, malgré son titre, ne peut mener qu'à un acte et deux volontés: celle du politique qui voudra changer la société en corrigeant ses défauts, mais, faute de liberté, il sera bloqué et ne tiendra pas ses promesses (et parfois ses convictions), celle du citoyen qui, à la vue de L'Amour existe, réfléchira sur son quotidien, sa volonté de changer sa vie, et, peut-être y arrivera-t-il en refusant tout net la société, au détriment de sa survie. Pour conclure, citons Brassens (qui s'accorde ici avec Pialat) lors de sa conversation avec Brel et Ferré à propos des changements à apporter dans le monde: Je ne sais pas ce qu'il faut faire...Si je savais ce qu'il faut faire, si j'étais persuadé qu'en tournant à droite ou à gauche, qu'en faisant ceci ou cela le monde va changer, vous pensez bien que je le ferai. Je la sacrifierai ma petite tranquilité, mais c'est parce que je n'y crois pas tellement...

Redacted de Brian De Palma

Redacted est le film qui brave les interdits. Celui qui montre ce que l'on peut pourtant voir. Une réalité que l'on ose à peine affronter, qui est vue dans les journaux télévisés, avec une flaque de sang s'étalant sur le sol. Cette réalité n'est pas montrée, tout est succinct, non réfléchi. La télévision ne nous montre que des métonymies, des parties pour le tout. Brian de Palma est ambitieux, il veut nous montrer, par l'intermédiaire du Cinéma, d'Internet, de documentaires, de flashs télévisés et de photographies l'horreur de la guerre. Le Cinéma avec les moyens que De Palma s'accorde pour être un narrateur omniscient (lorsque par exemple, la caméra est embarquée dans une voiture qui sera arrêtée par un barrage américain), la mise en scène des images, les photographies qui, même si elles ne sont pas commentées, rappellent La Jetée de Marker. Internet est une grande nouveauté: une page de Youtube sur grand écran, c'est pour le moins impressionnant. Pourquoi ? Simplement parce que Redacted devient un document, une somme de documents, et non plus un documentaire ou une fiction. C'est un nouveau type de Cinéma qui semble être créé. Tout s'enchaîne, les images en mouvement, les dialogues vulgaires, les zooms, les mises en abîme, les tensions entre soldats, entre êtres lors d'un contrôle, le problème du langage est essentiel. Plus de la moitié des Irakiens est analphabète signale la jeune documentariste. Les flashs télévisés, du côté irakien ou américain sont les mêmes. Tous veulent « capter » la vérité par le biais de témoignage(s). Lors du témoignage de Salazar justement, ce dernier affirme qu'il filme impuissant le meurtre d'une irakienne. Le spectateur est aussi impuissant que lui, il devient complice. Le malaise est profond, très profond et c'est sans doute la raison pour laquelle Redacted reçut un accueil catastrophique en Amérique : comme l'a montré Resnais avec Hiroshima, mon amour, De Palma pose sa caméra au sein même de la vérité. C'est sans doute un heureux hasard que les yeux des victimes à la fin du film soient masqués. Le refus de voir, par peur de s'aveugler.

Le Signe du Lion d'Eric Rohmer

Un film français jeune fait un triomphe en 1959 au Festival de Cannes: il s'agit des Quatre Cents Coups de François Truffaut. Le film sort en Juin et Jean-Luc Godard s'apprête à présenter à son tour son film A Bout de Souffle. Avant lui, Jacques Rivette et Claude Chabrol étaient passés à la réalisation...Il reste donc un "jeune turc", Eric Rohmer, qui a réalisé son premier long-métrage avec l'argent de son ami Chabrol, mais le film reste bloqué jusqu'en Mai 1962...La Vague était passée, sans lui...Un peu comme le personnage de Pierre, avec la chance qui l'abandonne pour revenir à lui plus tard. Ce qui est formidable dans ce film, c'est ce personnage fainéant qui, dès qu'il entreprend d'agir, s'octroiera systématiquement des ennuis et lorsqu'il se décide à exercer son métier de violoniste, un ami le reconnaît et lui annonce qu'il est milliardaire pour de bon. Ce dénouement heureux, qui fait suite à une errance semblant être infinie, est opposé à celui d'A Bout de Souffle. L'autre opposition vient du fait que ce dernier est un film moderne alors que le premier est classique. Comment cela se traduit esthétiquement? Par des fondus enchaînés, qui créent une relation de cause à effet. Ici, tout acte de Pierre est sanctionné (par exemple le fait de sortir de sa chambre d'hôtel rappelle au propriétaire qu'il ne l'a pas payée. Pierre est condamné à changer d'hôtel. Fondu enchaîné sur le musicien qui cherche un endroit où dormir. Ou encore le vol du paquet de biscuits au marché vaudra à Pierre de se faire frapper devant tout le monde. Fondu enchaîné sur Pierre qui s'exile de la foule et qui affirme: Saleté de Paris!). Seul son devoir face à la société est récompensé: celui de jouer du violon. Ainsi, l'ironie de Rohmer est au service d'une critique insolente envers la droiture de l'état gaulliste et c'est peut-être la raison pour laquelle le film mit autant de temps à sortir...Montrer un marginal, à la manière de Pierrot comme le fera Godard six ans après ou comme l'a montré Céline en 1932 avec son personnage de Ferdinand ne plaît pas au public. Seul le temps permet à cette marginalité de devenir conformiste et, finalement, appréciée de tous. Il faudra encore attendre pour Le Signe du Lion...

Les Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick

Kubrick réalise son deuxième film de guerre. Est-ce, justement, un film de guerre? Il s'agit plutôt d'un film sur la guerre. Son premier film, Fear and desire était bien un film de guerre. La splendeur de ce chef-d'oeuvre vient de son rapport au silence; vient-il de notre mutisme ou de notre surdité? Le silence vient du mutisme des soldats juste avant l'attaque et plus particulièrement de celui qui sera giflé par Mireau, des trois "exemples" attendant leur mort, de la surdité de l'état-major, du prêtre n'entendant pas les pleurs de ceux qu'il est censé écouter, du bruit occasionné par les bombes, des portes claquées violemment, des tables martelées par la main de généraux furieux, des douze coups de feu simultanés lors de l'exécution des trois soldats, du son mélodieux de la jeune allemande (future femme de Kubrick). La seule crise de cette logique dure trois minutes: la bataille opposant français et allemands; il n'y a aucune parole: c'est la quintessence de la barbarie et du langage des coups. C'est alors que cohabitent le bruit des bombes et le mutisme des soldats, la surdité des stratèges. Reste le spectateur, seul face à ces images et ces sons, ému par tant de cruauté; il est lui-même muet et se range donc du côté des soldats, des victimes de la guerre. Le film fut interdit durant dix-huit ans en France, alors en pleine guerre d'Algérie. Cela prouve l'intemporalité non pas du film, mais de son thème principal: la guerre (ou les Hommes si l'on est optimiste). Si l'on retrace l'Histoire du Cinéma à travers ses principaux films concernant la guerre et les hommes qui y sont impliqués, aucun n'obtint un écho suffisamment fort pour le public: Renoir affirmait que le Cinéma ne pouvait pas influer sur l'opinion publique, en prenant pour exemple La Grande Illusion, qui n'a pas empêché la Seconde Guerre Mondiale. Il en est de même pour le récent Redacted réalisé par de Palma, autorisé dans quinze salles aux Etats-Unis et quarante en France. Entre ces deux films, un autre long-métrage de Kubrick, réalisé trente ans après Les Sentiers de la Gloire: Full Metal Jacket déroge à la règle puisqu'il fut un véritable succès public alors qu'il implique bien la guerre et les Hommes.

M le Maudit de Fritz Lang

Ce chef-d'oeuvre de Fritz Lang traite d'un sujet polémique avec une telle finesse qu'elle parait aujourd'hui grossière, tant elle fut reprise dans d'autres films, à l'image de l'ombre du tueur recouvrant le visage de sa future victime. Le scénario, d'une terrible ambiguité, fait penser au spectateur que Lang dénonce les méthodes terroristes des nazis pour faire s'accroître les suspicions entre voisins autrefois amis, aujourd'hui perdus. Mais comment interpréter la réplique finale: Il nous faudra davantage veiller sur nos enfants... lorsque le tueur est remis aux autorités "compétentes"? Serait-ce une remise en cause du système judiciaire, au profit de vendettas populaires? Le débat reste ouvert...Autre cliché aujourd'hui, mais magistralement utilisé par Lang: l'art de la litote; un ballon qui roule derrière un buisson, le spectateur a compris qu'un crime vient de s'y dérouler...Cette finesse de la mise en scène se retrouve aussi dans l'art de dilater le temps; la séquence d'ouverture est poignante: une mère attend au foyer sa fille qui sort de l'école. Avec la transgression de la règle des 180°, laquelle nous montre la personne inquiétée de dos, pour mieux filmer l'idée qu'elle a derrière la tête, et le silence on ne peut plus pesant, chaque raccord peut être une délivrance (malsaine) pour le spectateur, lequel attend fatalement le sort de la jeune fille, abordée par une étrange silhouette...Le plan en plongée totale sur l'escalier de l'immeuble est saisissant d'horreur: l'ombre des fenêtres répercutée aux différents étages forme une croix; Lang est le seul cinéaste à filmer un escalier comme il filmerait un cimetierre. Il est aussi le seul à filmer de la même manière les policiers et les bandits, le Bien et le Mal. Cette frontière manichéene n'existe plus; le montage alterné et en parallèle de la séquence des concertations entre organisations est merveilleuse d'invention et de gestion du rythme: lorsque qu'un bandit s'assied, un policier se lève de sa chaise, les deux organisateurs des rencontres exécutent le même mouvement de bras. Tout fonctionne par écho dans la tête du spectateur, qui ne devra même pas mettre en rapport deux images entre elles comme chez Resnais, mais simplement saisir ce rapport établi par le réalisateur. L'unique rapport à effectuer peut tendre vers de l'interprétation mais il parait si évident que personne ne manquera de voir les mêmes mimiques chez les bandits, les policiers...et Hitler; dans les paroles, dans les gestes, dans l'intonation: tout se réfère à l'Horreur de la répression et de la démence exterminatrice. La force du long-métrage ne se résume donc pas seulement à l'éblouissante interprétation de Peter Lorre mais à la vision prophétique d'un Cinéaste sur son Art et son vocabulaire: Fritz Lang est à l'égal de Renoir le Patron du Cinéma.

L'Année du Dragon de Michael Cimino

Considéré comme un polar, L'Année du Dragon est visible à trois niveaux: le film noir, le western et le film expérimental. Le film noir pour ses codes et son intrigue tout d'abord; un policier désabusé, violent, viril, misogyne, le mythe Bogart transposé dans l'Amérique post-Vietnam, avec le chapeau, la cigarette et la barbe mal rasée...L'histoire, remplie de clichés, tous détournés, à l'image de la scène de ménage dans le couple: la femme reproche à son mari d'avoir oublié quelque chose...Une date très importante...Le spectateur croit savoir que White a oublié son anniversaire de mariage mais il n'en est rien: Connie, c'est son nom, lui en veut d'avoir oublié sa date d'ovulation. Le méchant, stéréotypé, est chinois: il est barbare, cruel, s'exprime dans sa langue natale (nous y reviendrons plus tard) lors d'élaborations machiavéliques, n'hésite pas à tuer en pleine rue, parle peu, sourit toujours...Là encore, les clichés sont détournés puisqu'il n'y a pas de réel héros dans ce film; il gravite autour du personnage de White pendant plus de deux heures, cela ne signifie pas qu'il est un héros. Les trafiquants de drogue sont certes plus radicaux dans leurs méthodes, mais la violence verbale expulsée par l'inspecteur, injuriant le peuple asiatique avant de prendre sa défense n'est-elle pas le symbole d'un profond malaise américain? Le syndromeTravis Bickle, le chauffeur de taxi de Scorsese, perdu dans ses repères, ne sachant plus qui est son ennemi, décidant finalement d'être seul contre tous. A cet égard, Stanley White est l'égal de Travis Bickle, c'est-à-dire, le anti-héros, faute d'avoir perdu une guerre, celle du Vietnam. Le film peut-être vu comme un second Inspecteur Harry, un western urbain, où les Indiens, autant dire les opprimés, seraient les Chinois, et les cow-boys, autant dire les conquérants, seraient les Américains. Mais qu'y-a-t-il à conquérir lorsque tout est géographiquement américain? Encore une fois, une perte de repères face aux idéaux du pays. L'Année du Dragon commence là où Il Etait Une Fois Dans l'Ouest s'achevait: la construction de l'Amérique, avec ses chemins de fers ensanglantés par les conditions de vie des travailleurs chinois, évoqués par l'inspecteur lors d'un dîner. Le chemin de fer représente une fraternité ironique entre les peuples et il aura une importance capitale dans le film, dans l'Histoire américaine, si tenté qu'il y en ait une, et dans son Cinéma: le manichéisme primaire date du western, près des voies ferrés, le chemin choisi est décisif: celui du Bon ou du Truand. Le long-métrage peut alors s'élever à un échelon supérieur, celui d'une révision du Cinéma américain. Les dialogues en chinois ne sont pas sous-titrés pour souligner l'importance des regards, des gestes, des attitudes et des rapports de force qui se dessinent. Le langage n'a pas d'importance et le réalisateur veut faire ressentir au spectateur l'incompréhension caractérisant les personnages du film. Le final, se déroulant sur un chemin de fer justement, est une réécriture du final de Taxi Driver: White porte le même blouson que Bickle, le même traumatisme (celui du Vietnam), il est blessé au cou tout comme lui, sa main est trouée par une balle alors que De Niro avait blessé un ennemi de la même manière. Là où L'Année du Dragon conclut Taxi Driver, mais aussi le processus enclenché par Nixon concernant le retrait des troupes américaines au Vietnam, c'est lorsque l'inspecteur offre à Joey Tai son arme, pour qu'il se suicide (Travis Bickle mime ce geste dans Taxi Driver): Cimino signe la fin du Vietnam, du Nouvel Hollywood dénonçant les horreurs de cette guerre, avec pour film pionnier le court-métrage The Big Shave de Scorsese et la réunification entre l'Est (la Chine, la journaliste) et l'Ouest (l'Amérique, Stanley White). Le Cinéma américain nous avait habitué à déceler les messages, souvent naïfs, en passant par la surface du film, c'est-à-dire par son intrigue ou par ses personnages. Ici, tout n'est qu'écho, ricochet, par rapport à un contexte. L'Année du Dragon est un film qui n'a rien en surface; tout est en profondeur.

2046 de Wong Kar-Waï

2046 est réalisé après le triomphe de In The Mood For Love en 2000, film qui consacre le réalisateur sur l’échiquier des plus grands cinéastes contemporains. Présenté in extremis au Festival de Cannes en 2004, le film déçoit une large partie de la critique, reprochant par exemple au long-métrage de n’être qu’un remix (sexué, c'est pas trop tôt) de son hit chochotte 2000, "In the Mood For Love", selon Libération. Evidemment, il n'en est rien. L'une des raisons de cet acharnement éhonté est certainement la trop longue attente suscitée par cette oeuvre, la projection à Cannes risquant d'être interrompue à tout moment, puisque certaines bobines n'étaient pas arrivées une fois le film commencé...Sorti un an après le suicide de Leslie Cheung, il est un véritable tournant dans la carrière de Wong. En effet, son acteur fétiche, présent dans plusieurs de ses films, était en quelque sorte son double à l'écran, son Jean-Pierre Léaud. Ici, Tony Leung, ayant déjà cotoyé Cheung dans le médiocre Happy Together, incarne le personnage principal de2046, un homme devant faire face à un "deuil", une perte, celle de son amour, par l'écriture. Le réalisateur essaye donc de faire prendre conscience au spectateur de la difficulté de retrouver ses « souvenirs perdus » intacts. Effectivement, si les souvenirs sont dits « perdus », ce n’est que matériellement. L’imaginaire et l’inconscient de Chow (le possible double de Wong Kar-Wai si l’on substitue la littérature au Cinéma) développent, à partir de « morceaux de souvenirs » une idée, un sujet, une réflexion chère à son auteur qui lui permettra de surmonter une épreuve paralysante tant qu’elle ne sera pas résolue. Ainsi, si Wong surmonte la mort de Leslie Cheung, c’est grâce à 2046, le film qui lui permet d’exorciser ses angoisses liées à la mort de son ami. De même que Chow surmonte ses difficultés sentimentales et financières grâce à l’écriture de son roman 2046. Wong Kar-Wai s’attache à développer deux univers temporels, et donc esthétiques. La première temporalité présentée au spectateur est celle du futur, en l’an 2046. La ville, futuriste, pouvant rappeler laMétropolis de Lang, est représentée en images de synthèses. La comparaison avec le film du cinéaste allemand n’est pas anodine ; tout comme lui, Wong divise sa ville en deux : les couleurs chaudes des hauteurs et les couleurs froides des profondeurs. Le vœu d’utiliser le rouge dans le wagon du train permet un rapprochement entre le spectateur et les personnages et entre ces derniers. Le jeune japonais fuyant 2046 cherche aussi la chaleur, uniquement possible grâce à l’attraction des corps. La seconde époque du film, omniprésente, est celle des années 1960 à Hong Kong. Le cinéaste a en effet vécu une partie de son enfance là-bas et c’est certainement une motivation, inconsciente ou non, de renouer avec cette période troublée de son existence, les problèmes de langage et de compréhension, qui se manifestent dans 2046 par de discrètes réminiscences, sous forme de musiques ou de personnages perdus pour ne pas parler de souvenirs perdus. Les scènes de voyeurisme, où Chow observe ses voisins, en particulier la fille du propriétaire, sont dominées par des couleurs froides (le jaune et le vert en particulier), pour qu’elles éloignent l’objet regardé du regardant. Certaines images sont déformées : dès lors que Chow se met à écrire et à développer son imagination, Wong étire l’image car le personnage « étire » son imagination. L'immense performance de Christopher Doyle, le chef opérateur du film (uniquement pour la période du XXe siècle) mérite d'être saluée. Tout est langage audio-visuel dans ce trésor cinématographique, à l'image du premier champ/contre-champ entre Chow et Su Li-Zhen, les transgressions de la ligne des 180 degrés servent le discours du cinéaste, et se répercutent dans le cerveau avant de toucher le coeur, pour citer Bergman. L'audace de mélanger les langues (le chinois cantonais, mandarin avec le japonais) n'est pas sans conséquence sur les rapports entre personnages, la haine entre les Chinois et les Japonais dans les années soixante étant toujours très marquée. Ici, c'est le souvenir de la Guerre qui est ravivé. Le souvenir des époques et des femmes est d'égale importance: c'est pourquoi il est suggéré à l'aide de merveilleuses mélodies, d'origine latine ou classique. Si l'obssession de Wong Kar-Wai est le souvenir, il nous sera impossible d'oublier son royaume des souvenirs perdus, symbiose de toute son oeuvre, cohérente et exigeante, qui n'est pas prête de s'éteindre, mais qui a trouvé son apothéose avec 2046.

Une Journée Particulière d'Ettore Scola

Chef-d'oeuvre italien, Une Journée Particulière est d'actualité grâce à son titre, comportant un article indéfini. En effet, si le titre eut été La Journée Particulière, le film aurait été scellé dans le temps, dans l'Histoire de l'Italie et de l'Europe. Au contraire, l'emploi d'un article indéfini relève d'une distance certaine avec le 8 Mai 1938...Au fond, qu'est-ce que représente cette date? Davantage qu'une rencontre entre Il Duce et le Führer, il s'agit d'une unité du fascisme, de la barbarie et de la terreur. Scola réalise ce film durant les Années de Plomb, alors que l'extrême gauche et l'extrême droite se partagent les attentats meurtriers soutenus par deux idéologies radicalement opposées. Elles s'unissent dans leur mode d'expression: la terreur; de l'autre, de soi, du Destin, des médias et des politiques. Une Journée particulière se cantonne à la première et à la troisième forme de terreur exprimées ci-dessus. Eliminons tout d'abord les autres formes avant de plonger dans celles qui nourrissent le film...La peur de soi peut être éliminée bien que Gabriele veuille se suicider. Il semble éprouver un complexe dû à son homosexualité lorsqu'il repousse Antonietta sur le toit de l'immeuble, alors qu'elle faisait sécher son linge. Qui est-on? Gabriele se définit avec une phrase merveilleuse pleine de lucidité: Ce n'est pas le locataire du sixième étage qui est anti-fasciste, ce sont les fascistes qui sont anti-locataire du sixième étage...Les médias ne représentent pas une forme de terreur mais de propagande et de diffusion: la radio, que l'on entend quelques minutes dans le film, peut être réduite au silence grâce aux fenêtres, une fois qu'elles sont fermées. Quant aux politiques, bien que dangereux, ils n'exercent qu'une fascination pour les citoyens, et une peur certaine pour Gabriele. Cependant, les politiques ne sont qu'une matérialisation éphémère de cette terreur. Non, ce qui effraie le personnage, c'est bien l'isolement et le silence, lui qui offrait sa voix à la radio pour des millions d'Italiens. Il subsiste les terreurs présentes dans le film: celle de l'autre et du Destin. Ettore Scola ne choisit pas la neutralité de point de vue puisque la fiction (sitôt les dix premières minutes, constituées d'images d'archives) débute et s'achève sous le regard d'Antonietta. De plus, ce personnage soutient les théories fascistes et reste ainsi en conformité avec son pays. L'autre est donc Gabriele. Mastroianni invente une autre forme de jeu, aux côtés de celles de l'interprétation et de Louis Jouvet. Ce dernier affirmait qu'un acteur habitait un rôle (interprétation, où l'acteur cohabite avec son personnage) alors qu'un comédien était habité par son rôle (méthode Jouvet). Mastroianni cohabite virtuellement, pour le spectateur floué, avec son personnage. Son image d'homme viril italien, du bel homme respecté de tous, est effacée ici, où il incarne un homme fragile mis à l'écart par son entourage. Mais cette image ne se substitue pas à une autre. Il n'y en a qu'une, dès le premier plan où apparaît Gabriele et seule l'image fondée dans l'imaginaire collectif, celui des spectateurs, perturbe l'écran jusqu'à la révélation tardive de son homosexualité. Il est l'autre. L'homme regardé, épié, traqué, bousculé dans son Destin fait de liberté de parole et de pensée. Sa raison critique le pousse en dehors du troupeau, celui que l'on voit au début et à la fin du film, allant et puis revenant du discours. La terreur liée au Destin est alors envisageable, puisque le pays fonctionne par antagonisme, par élimination; le terme retenu par les historiens est: extermination. Eradiquer l'autre, celui qui pense et s'oppose, gardant pour lui l'humour, la sympathie, l'altruisme et la douceur. Le pays idéal pour Mussolini est contraire à celui de Gabriele: il ne resterait plus que le sérieux, la froideur, la misanthropie et la dureté. Au bout d'une heure-quarante, la bataille des idées est emportée par le fascisme: le philanthrope est emmené vers une destinantion inconnue, probablement un camp de concentration. Verlaine écrivait dans l'un de ses poèmes: L'espoir a fui, vaincu par le ciel noir. Le ciel noir qui s'abattait doucement sur l'Europe, menant à une remise en cause toujours actuelle de notre civilisation.

La Porte du Paradis de Michael Cimino

Film colossal réalisé juste après le triomphal Voyage au bout de l'enfer, La Porte du Paradis est le dernier film produit indépendamment par la United Artists, fondée en 1919. Il clame la fin du Western, accuse l'Amérique d'un nouveau génocide, et enterre malgré lui le Nouvel Hollywood, où l'auteur-réalisateur était le seul maître du film, devant le producteur. Michael Cimino obtient les pleins pouvoirs après les cinq Oscar remportés avec Voyage au bout de l'enfer. La United Artists voit là l'apogée de l'Auteur à Hollywood et décide de s'associer à ce nom désormais prestigieux. Seulement voilà, Cimino est un réalisateur prodige, certes, mais mégalomane et perfectionniste. Le budget devient de plus en plus important, dépassant les deux millions de dollars initialement prévus. Tout est axé dans la démesure, tant par le sujet, le discours adopté, la dramatisation, les décors, la figuration, la durée du film et du récit. Le sujet traite donc du génocide perpétré par les américains envers les polonais dans le Wyoming, à la fin du XIXe siècle. Même si il n'était pas question de massacrer tous les polonais présents en Amérique, le fait que le Président approuve cette démarche arbitraire agit en sa défaveur. Le malaise créé par ce long-métrage a certainement causé son échec commercial; pourtant, Cimino avait, deux ans auparavant, dénoncé les séquelles de la guerre du Viêtnam, avec un immense succès public...Etrange réaction. Il faudrait peut-être chercher ailleurs la cause de ce rejet américain. La longueur du film? Avec 220 heures de rushes, le réalisateur livre aux producteurs une première version de plus de cinq heures jamais sortie...Raccourcie à trois heures quarante (la version analysée ici), elle est aujourd'hui couramment répandue à une version de deux heures et demi, suite aux foudres attirées par la version de la première sortie. Il faut pourtant bien plus de trois heures pour traiter de cette histoire d'amour(s) fou(s), d'illusions perdues, de folie criminelle, de défections amicales et sentimentales et d'instants suspendus. Là où le temps semble ronger le physique et les éthiques de chacun (Averill, idéaliste à Harvard, bagarreur dans le Wyoming vingt ans plus tard ou encore la jeune femme du début que l'on retrouve laide et vieille dans l'ultime séquence), il ne prend pas prise lorsque deux regards se croisent; la première scène de danse du film est unique puisque le mouvement circulaire filmé circulairement donne l'impression d'être sur un manège, la profondeur de champ n'existe plus grâce à la longue focale et au statisme relatif des autres figurants n'ayant pas la même passion pour leur partenaire. La seconde scène de danse, dans leHeaven's Gate, filmée au rythme des violons, jouit de l'insouciance sur le futur. Tous les danseurs savent qu'ils sont condamnés par les éleveurs de bétail, mais leur enthousiasme à patiner avec un partenaire, dopé par celui de l'orchestre qui ne souhaite pas s'arrêter, dépasse la fatalité du temps et leur mort programmée. Le temps suspendu, filmé posément. Les danses, filmées comme les batailles, en cadrant plusieurs espaces dans une diégèse pour y créer l'Espace Virtuel tant chéri par Murnau. Certains plans du film sont parmi les plus beaux de l'Histoire du Cinéma, jamais la lumière, les ralentis ou le jeu sur les couleurs chaudes et froides n'avaient été autant exploités. Une dernière question reste en suspens: pourquoiLa Porte du Paradis clame-t-il la fin du Western? Il existe pourtant d'autres westerns après celui-là: Pale Rider, Impitoyable,Mort ou Vif, Open Range, Appaloosa et bien d'autres encore. Néanmoins, le fait d'étaler le récit sur une trentaine d'années de 1870 à 1903, de l'ancrer à Harvard, loin de l'Ouest sauvage, pour l'abandonner à Rhodes Island, sur un yatch, toujours loin de l'Ouest sauvage et de sa "conquête civilisatrice", tend à démontrer qu'avec l'histoire d'un homme, civilisé et instruit, contraint à devenir sauvage et abruti pour s'en sortir, avant de redevenir civilisé, c'est toute l'Histoire américaine de la fin du XIXe siècle qui est racontée puis enterrée, sitôt le dernier plan projeté.

Two Lovers de James Gray

Il est difficile d'aborder un film récent, surtout lorsqu'on le considère comme un chef-d'oeuvre. L'auteur est attendu au tournant, le lecteur espère une démonstration convaincante, justifiée. La perspective n'est pas la même pour un film récent, le plus actuel possible, qui n'est pas ancré entre un passé et un futur. Il faut alors se fier au film, rien qu'à l'oeuvre, au détriment d'une analyse plus générale comme on peut le faire avec des chefs-d'oeuvre reconnus par tous. L'auteur du texte est également privé d'une analyse de l'impact du film sur la production de son pays par exemple...L'entreprise est donc risquée car limitée. Pourtant, il arrive d'être emporté par la justesse d'un film, son intelligence et sa fraîcheur. C'est le cas de Two Lovers; en étant profondément marqué dans le "film romantique", il arrive non pas à briser les codes mais à en créer d'autres, ce qui mérite davantage de louanges. Two Lovers est tout sauf un film d'amour(s) ou sur l'amour; il est un film sur l'attirance entre les êtres, leurs déchirements intérieurs et sentimentaux. C'est là son immense force, puisque la pertinence du cinéaste sur le "film romantique" ouvre de nouvelles voies à un genre qui n'est pas entrain de mourir mais qui est déjà mort. Dès lors, Two Lovers sonne comme une renaissance, un nouveau souffle, inespéré. Le personnage de Leonard est profondément attiré par la mort et par les nouvelles rencontres. Ce n'est donc pas un hasard si il se jette d'un pont, il va au contact de l'eau pour s'y noyer. Il ne faut pas non plus voir de coïncidence lorsque Leonard envoit un sms à Michelle, en l'observant depuis sa fenêtre; il s'agit pour lui d'une nouvelle rencontre et la phobie de la monotonie apporte de lourdes conséquences pour la gestion de l'espace dans le film: l'appartement de Leonard ne se réduit plus qu'au palier de la porte d'entrée et à sa chambre...Le salon, où règnent les parents, donc la monotonie, disparaît très vite dans le film. Ils ne finissent plus que par représenter une source de lumière sous la porte. Il n'y a par ailleurs rien de surprenant à ce que Leonard revienne à l'eau à la fin du film, comme pour achever un cycle, celui de sa vie, entamée, pour le spectateur, au premier plan, près du lac qui sert de décor à sa tentative de suicide. Eternellement attiré par la mort, par le statisme, le troublant personnage est paradoxalement en mouvement, en marchant dans sa chambre, dans un escalier, une voiture ou un métro. Le terrible cynisme du film atteint son paroxysme dans les deux dernières minutes: Leonard entame une course folle à travers la plage pour échapper à son destin, à sa famille, à la monotonie évoquée plus haut. Cependant il revient, dans son foyer, et scelle son propre avenir en s'enfermant dans les bras de sa future femme, Sandra, dans uneprison d'amour. Il capitule, par manque de perspective. Pour certains, il s'agit d'un assagissement, d'une lucidité retrouvée, pour d'autres, cet acte est vu comme une défaite, un emprisonnement. Leonard est recueilli par sa femme mais abandonné par la caméra, qui, avec un lent travelling arrière, le condamne , contrairement aux autres films romantiques qui optent tous pour un abandon des personnages puisqu'ils sont désormais épanouis dans leur liaison.

Hiroshima mon amour d'Alain Resnais

Pour Resnais, il est plus important d'évoquer le traumatisme d'un crime (l'atomisation d'Hiroshima) ou d'un interdit (aimer un soldat allemand alors qu'il occupe un territoire en temps de guerre) que le crime ou l'interdit en lui-même. Présenter le souvenir et le ressenti plutôt que l'événement. S'attacher davantage au rapport entre le personnage et l'événement (la bombe atomique pour le japonais, l'Occupation pour la française) plutôt qu'au rapport entre une date ou un lieu (1944 à Nevers, 6 Août 1945 à Hiroshima) et l'événement. L'enjeu du film est donc de présenter les répercussions de l'Histoire sur ses victimes, celles qui sont toujours vivantes. Ainsi, Hiroshima mon amour, tout comme Nuit et Brouillard, évite l'écueil du "monument aux morts". Comme le confiera plus tard le cinéaste, toutes les images de son film sont au présent. Le premier long-métrage de Resnais confronte et confond les temps pour ne plus en former qu'un seul. Les deux esthétiques du film sont étrangement similaires. Le réalisateur a pourtant choisi deux chefs opérateurs différents, de nationalités différentes, aux parcours différents. Pire encore, il empêche Sacha Vierny, le chef opérateur des séquences tournées à Nevers, de voir les prises de vues effectuées quelques jours auparavant par Takahashi Michio à Hiroshima, pour ne pas en être imprégné. Resnais souhaite manifestement comparer voire opposer les époques, qui s'entrechoquent à tel point qu'elles ne forment plus qu'un temps, celui du présent. Ainsi, les mains soignées d'Elle dans le bar à Hiroshima se confrontent aux mains tachées de sang dans la cave de Nevers. Ses cheveux longs d'aujourd'hui se confrontent aux cheveux rasés d'hier. Resnais développe dans Hiroshima mon amour l'esthétique de la confrontation. L'importance des corps rend fidèlement hommage au scénario de Duras et à sa littérature: comme les époques, les corps nus s'entrechoquent à tel point qu'il n'en existe plus qu'un seul. Telle la mante religieuse, Elle dévore ses amants jusqu'à les confondre. Cinématographiquement, cela se traduit par les fondus enchaînés qui introduisent l'histoire, la leur, celle des amants. Avec beaucoup de poésie, la sueur les fait fondre, ils fusionnent en un seul corps; celui, meurtri, de la victime de la Seconde Guerre Mondiale.

Charlie Chaplin

Le plus grand génie du Cinéma
C'est simple, nous pouvons évoquer François Truffaut, Alfred Hitchcock, Ingmar Bergman, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, Stanley Kubrick, Jean-Luc Godard, Orson Welles, David Wark Griffith, Vittorio De Sica, Fritz Lang, Leo Mac Carey, Luchino Visconti, Francis Ford Coppola, Woody Allen, Sergio Leone, Alain Resnais, Dziga Vertov, Frank Capra, Luis Bunuel, Michelangelo Antonioni, Akira Kurosawa, King Vidor, Federico Fellini, Friedrich Wilhelm Murnau, Roberto Rossellini, John Ford, Jean Renoir, Andreï Tarkovski, Eric Von Stroheim, Howard Hawks, Jean Vigo, Satiajit Ray, Pier Paolo Pasolini, Stanley Donen, Ernst Lubitsch; personne n'a dépassé le génie et la créativité absolue de Sir Charles Spencer Chaplin...Godard a dit de lui qu'il est au-dessus de tout éloge et c'est vrai.
Avant-propos
Charlie Chaplin naît dans le quartier de East Street en 1889, le soir du 16 Avril, à Londres...Sa mère, Hannah, était cantatrice...Dois-je continuer? Dois-je vous "informer" de ce que vous savez déjà? Est-ce le plus bel hommage que je puisse faire à un homme unique, symbole d'un monde où se croisent généralement le policier et sa matraque, les narines des enfants défavorisés sentant les saucisses grillées, une belle fille innocente, un bourreau terrifiant, des rues grises où les murs des maisons s'effritent et, au milieu de tout ce petit monde, un charmant vagabond au regard hautain, à la démarche incertaine, tentant d'exposer une dignité qui s'efforce d'exister dans une misère sociale fracassante; est-ce donc le plus bel hommage que, moi, simple admirateur d'un esprit qui n'a cessé de bercer mon enfance, puis-je faire de la manière la plus personnelle qui soit? Je n'y crois pas un instant...Cependant, André Bazin hante mon esprit, car il s'agit de celui qui a le mieux cerné l'univers si particulier de Chaplin, son rapport aux objets par exemple... A défaut de me poser des questions, je tenterai d'être le plus sincère possible, et ainsi, je pourrai dire que mon hommage à Charlie Chaplin est personnel.
Une démarche légendaire, une humanité sans pareille, Charlot existe...
Le personnage de Charlot est ancré dans toute mémoire de cinéphile: ses grands godillots, son pantalon-sac-poubelle, sa veste étriquée, sa canne en bambou, son chapeau melon trop petit et sa moustache si particulière font partie de la culture populaire( de moins en moins aujourd'hui malheureusement). Ce personnage de vagabond aux allures de British a été inventé en 1914; sa première apparition est magistrale: il s'agit de Charlot est content de lui, un court-métrage qui peut paraître assez quelconque mais qui se révèle être selon moi une oeuvre très moderne du fait d'une mise en abîme constante du Cinéma; Charlot existe si et seulement si il apparaît à l'Ecran, dans le champ du Cinéaste; notre vagabond a bien compris cela (tout comme Chaplin, qui a débuté notamment avec la troupe de Fred Karno; il était donc un "homme des planches", un saltimbanque qui apparaît, reste dans l'esprit du spectateur avant de sombrer définitivement dans l'oubli et la reconnaissance la plus méprisable qui soit...Un artiste en somme!), et il décide donc de monopoliser l'espace tracé par l'oeil de la caméra. Premier coup d'éclat, le public apprécie cet homme qui est si proche du spectateur, il tente d'apparaître, ce n'est donc pas un acteur (il s'agit d'ailleurs du deuxième regard-caméra de l'Histoire du Cinéma, le premier étant celui du cow-boy dans Le vol du Grand Rapide; rien à voir donc avec celui de Monika, lequel date de...1953).
Premiers films chez l'Indien...
Chaplin effectue ses premiers films à la Keystone, avant de partir à la Essanay (le sigle de cette société est un Indien), en quête de plus d'autonomie...Il réalise donc ses films car Sennett, l'homme qui l'a lancé au Cinéma, ne supportait pas son envie de tout contrôler...Cette série de treize courts-métrage est axée sur le rire du burlesque...Les actions sont donc violentes et suscitent un effet d'exagération quant au décor qu'est la vie réelle, comme en témoigne la scène d'embauche dans Charlot débute, où le vagabond se bat avec Ben Turpin pour être le premier auditionné ou encore le chien qui mordille les fesses de l'adversaire de Charlot dans Charlot boxeur...N'omettons pas le formidable duel entre l'homme à la moustache et un quidam dans Charlot à la plage...Tous ces gags(tournés entre 1915 et début 1916), axés sur l'exagération de la situation, ne se démarquent pas encore tout à fait du vaudeville...Ce qui ne fut pas le cas des films à la Mutual...
Vers une approche plus cinématographique
Effectivement, Chaplin se sent compressé à la Essanay; il décide de partir à la Mutual en 1916, une compagnie qui lui offre des avantages sans précédent: Chaplin est complètement autonome, son salaire est hebdomadaire et il perçoit même un pourcentage sur les recettes de ses créations! De tels avantages ont suscité de vives polémiques et jalousies...Mais les films réalisés par Chaplin deviennent sublimes...André Bazin affirme: Mais les objets ne servent pas Charlot comme ils nous servent (...) chaque fois que Charlot veut se servir d'un objet selon son mode utilitaire, c'est-à-dire social, ou bien il s'y prend avec une gaucherie ridicule ( en particulier à table), ou bien ce sont les objets eux-mêmes qui se refusent,à la limite, volontairement. Cette citation devient parfaitement explicite avec Charlot rentre tard, chef-d'oeuvre de comédie, qui voit le vagabond (élégamment habillé pour une fois) rentrer dans sa maison complètement saoûl...Les gags sont travaillés, parfaitement rythmés et la caméra effectue de temps en temps de lents panoramiques qui ne sont que le reflet de l'impuissance de Charlot sur son corps et sur les objets...Un coup de génie au sein de la Mutual, mais ce n'est pas le seul: citons Charlot patine, Charlot policeman, L'Emigrant( qui relate les souvenirs de Chaplin avec la compagnie Karno, son arrivée en Amérique; scène qui a certainement inspiré Coppola pour Le Parrain II), Charlot s'évade( le premier film de Chaplin que j'ai vu, un véritable choc! C'est également le premier film muet qu'il m'ait été permis de voir: le gardien de prison tire un coup de fusil mais rien ne s'entend...Quel univers envoûtant que le Cinéma!)... Chaplin quitte cependant la Mutal et le court-métrage ingénieux pour réaliser des moyens-métrage...ingénieux...
Engagement politique et films d'auteur
La Première Guerre Mondiale arrive à son terme; l'Amérique s'est engagée en 1915 dans le conflit suite à l'affaire du Lusitania (un paquebot qui fut coulé par un sous-marin allemand). Chaplin milite pour l'effort de guerre, il embrase les foules aux côtés du couple Fairbanks/Pickford. Il réalise un très court-métrage, The Bond, qui est diffusé partout aux Etats-Unis à la fin de 1918...Ses détracteurs critiquent son "engagement superficiel" car Chaplin soutien l'effort de guerre mais lui-même ne va pas au combat...Un Artiste, messieurs les détracteurs, se bat avec son Art, pas avec ses poings...Mais il utilise ses mains, tel Eisenstein pour monter Octobre, Picasso pour peindre Guernica ou Hugo pour écrire Quatre-vingt-treize...Chaplin va donc prouver qu'il est un artiste, un homme qui sait redonner le moral aux troupes (même si la Guerre était terminée, il subsiste les "Gueules cassées", hospitalisées, qui réclament du divertissement et de la chaleur humaine car leur âme est meurtrie à jamais, la Guerre est pour elles éternelle), avec un film magnifique datant de 1918, sa troisième collaboration avec la First National, Charlot Soldat...Le titre est intriguant, Charlot ayant toujours rejeté toute forme d'autorité...Seulement, cette époque est révolue...La "Der des Der" est arrivée et Charlot se retrouve enrôlé dans l'armée...Il songe aux tranchées, aux courriers qui viennent de la famille, aux inondations, aux Allemands et donc au Kaiser...Dans un enchaînement volontairement invraisemblable, Charlot devient un héros, allant même jusqu'à botter les fesses du Kaiser ( admirablement interprété par Sydney Chaplin, le frère de Charlie) qu'il aura enlevé...Ce moyen-métrage est une perle de comédie, où les actions s'enchaînent à une vitesse folle, et où les moments de bravoure ne manquent pas (Charlot se transformera en arbre pour espionner l'ennemi, un moment hilarant plein de malice). Arrive ensuite Une idylle aux champs, puis Une journée de plaisir, qui ressemble davantage à un film Essaynay qu'à un film de 1919 pour Chaplin...1919, justement, est une année magique pour Chaplin. Il crée avec Douglas Fairbanks, Mary Pickford, David Wark Griffith et Thomas Ince la United Artists, société indépendante qui sera ruinée par Michael Cimino avec La porte du paradis(Et contrairement à ce que l'on dit, Tom Cruise n'a pas ressuscité la United Artists, les budgets ne correspondant pas au "visage" de cette production)...Le premier film de Chaplin produit par cette société date étonnamment de 1923...Pour le moment, Chaplin va signer son oeuvre la plus autobiographique, The Kid, en 1921, après un retour triomphal à Londres, à East Street notamment, la rue de sa terrible enfance...
Chaplin et son double, Charlot, et ses doubles...
Chaplin réalise donc The Kid. Chose rarissime à l'époque, le titre ne comporte pas le nom de Charlot...Le sujet est donc autre part...Effectivement, le personnage principal du film est Le Gosse, l'enfant qui accompagne Charlot ou, devrais-je dire, l'enfant qui est accompagné par Charlot...Le film voit ainsi une démultiplication de Chaplin: Charlot tout d'abord, c'est-à-dire, l'évolution "logique" de Chaplin, et l'enfant, John, c'est son nom, qui pourrait être le reflet de Chaplin enfant; les deux bons hommes se complètent, fusionnent, mais ne peuvent vivre ensemble; aussi, la fin peut sembler irréaliste et peut-être est-ce un prolongement du rêve de Charlot qui, après avoir vu des anges parcourir les rues pauvres de Londres, se retrouve miraculeusement aux côtés de "son" enfant et de sa mère, milliardaire, accueillant chaleureusement Charlot dans sa demeure, bercé alors par la mélancolique musique composée par Chaplin...Un chef-d'oeuvre absolu de cinquante minutes est assez rare au Cinéma; c'est pourquoi il faut avoir vu The Kid...
Une qualité remarquable pour une fin de série
Chaplin réalise trois autres moyens-métrage, dont deux films magnifiques (n'ayant pas vu Jour de paye, je ne peux en parler...): Charlot et le masque de fer, qui évoque un Charlot vagabond et un autre richissime, cynique et impitoyable; l'autre, Le Pèlerin est une mine d'or de gags extrêmement travaillés ( revoyez la scène où Charlot, qui s'est évadé de prison, pioche au hasard une destination et tombe sur...Sing-Sing! Magnifique! Ou encore celle où Charlot fait un gâteau...très particulier!).Ce dernier film est également une critique de la société puritaine américaine: la séquence du sermon effectuée par Chaplin a déclenché les foudres du public chrétien et pratiquant; Charlot, déguisé en pasteur, maudit la partie des croyants présent dans la salle n'ayant pas donné assez d'argent pour les quêtes...
Débuts difficiles à la United Artists...
Le film suivant de Chaplin, L'Opinion Publique, reçut un accueil médiocre aux Etats-Unis; effectivement, Chaplin n'a qu'un rôle de figurant (d'ailleurs, un critique pertinent de l'époque a remarqué ce petit homme, le comparant à...Charlot...). Cependant, Chaplin est comparé à Griffith du point de vue de la mise en scène, virtuose, parait-il. Ainsi, même si le public réclame Charlot, la critique voit en Chaplin un véritable maître du Cinéma muet...Malheureusement, cet échec public affecta profondément le cinéaste, qui crut alors être "étiqueté", réduit au "simple" rôle de Charlot, éternel vagabond au grand coeur...Chaplin va renouer avec son personnage et donc avec le succès dans La Ruée vers l'or. Tout d'abord, le réalisateur semble vouloir imiter son ami Griffith; effectivement, la première séquence a nécessité plus de deux milles figurants (ils étaient pour la plupart des...vagabonds) et confère à son long-métrage un air d'Intolérance babylonienne. Le film s'ouvre également vers une approche documentaire de son sujet: la ruée vers l'or...Où se trouve donc Charlot? Ce personnage tant réclamé après le malheureux échec de L'Opinion Publique. Il est solitaire, comme toujours, cette fois dans une montagne, bravant ours animaliers et humains...Le petit homme se réfugie dans une cabane pendant une tempête de neige très violente...Il est confronté à un criminel, Black Larsen, et à un autre chercheur d'or, Jim. Ce dernier a découvert une mine d'or colossale, mais il est assommé par Larsen, et perd ainsi la mémoire...Charlot tombe amoureux de la belle Georgia, qui ne s'intéressera à lui qu'à cause de sa terrible maladresse.Jim retrouve la mémoire et c'est au bout d'une quantité impressionnante de péripéties que les deux compères deviennent on ne peut plus riches...Ce film existe dans deux versions; la première, datant de 1925, est muette et comprend de nombreux intertitres "personnalisés", c'est-à-dire avec beaucoup de dessins illustrant les émotions du vagabond; la seconde version, la plus répandue aujourd'hui, date de 1942: les plans datent (presque tous) de 1925, mais ils sont secondés par une voix délicate bien que grave.C'est celle de Charlie Chaplin lui-même! Les intertitres disparaissent totalement et la toute fin est également différente. Cette expérience prouve une fois de plus le perfectionnisme qui hante l'Artiste face à son Oeuvre, celle de Chaplin, magnifiée tout au long de sa carrière. Certains affirment qu'il faut "assumer ses oeuvres" mais lorsqu'elles sont retouchées et non rejettées, qui se plaindra de voir un Artiste persévérer dans son chemin menant à une double satisfaction: celle du public et celle de son auteur?
Un univers de sciure, de rires et de larmes. LE CIRQUE!
Après un succès magnifique, Chaplin entame un nouveau film, avec pour cadre un milieu jugé dangereux pour le Cinéma: le cirque. Effectivement, les conditions de travail des saltimbanques sont terribles et elles peuvent très rapidement bénéficier d'un mélodramatisme gênant et naïf. Cependant, le réalisateur de ce film est, je vous le rappelle, Charlie Chaplin...Le succès artistique sera donc absolu mais au prix de terribles événements qui ont déprimé le Génie (le stress accumulé par les horreurs du tournage donne à Chaplin des cheveux blancs...). Le Cirque est un des sommets comiques du burlesque mais le tournage fut totalement apocalyptique...Ce dernier débute fin 1925: le chapiteau du film est brûlé, s'ensuit une tempête qui détruit les décors...Et ce n'est pas tout; Chaplin entame une procédure de divorce avec Lita Grey, laquelle est soutenue par de perfides avocats qui lui font dire que le Génie du Cinéma possède une cruauté mentale et une perversion sexuelle. Le tournage est maintes fois interrompu, et il s'achève à la fin de 1927...Qu'évoque ce chef-d'oeuvre sous-estimé? Charlot, encore et toujours, est poursuivi par un policier à la suite d'un quiproquo...Il se retrouve dans un cirque, en pleine crise financière, et provoque involontairement l'hilarité du public...Il est embauché par Monsieur Loyal, le père d'une jeune et jolie fille privée de nourriture pour mauvais résultats dans ses numéros...Cependant, lorsque Charlot tente d'être drôle, c'est l'échec le plus total. Ce pauvre homme est relégué à la place de l'accessoiriste. De nouveau, il est involontairement hilarant...Charlot et la jeune femme semblent vivre une idylle, qui sera troublée par le séduisant Rex, le nouveau funambule. C'est alors que le vagabond ne fait plus rire, et provoque le mépris du public et de la jeune femme, fiancée à Rex. Charlot assiste alors à une scène terrible: le propriétaire du cirque bat sa fille...Le vagabond décide donc sans réfléchir de frapper son propre patron, et se retrouve contraint à quitter le chapiteau...La jeune fille décide de suivre Charlot, alors exilé non loin du cirque, au clair de lune...Le petit homme arrange donc le mariage (secret) de Rex et de la jeune fille...Il est repris par son patron, sous la contrainte, mais lorsque la troupe nomade doit quitter l'endroit qu'elle occupe, Charlot ne rejoint pas la caravane...Il entame donc une nouvelle aventure, solitaire comme toujours, à la recherche d'un milieu dans lequel il se sentira à sa place... Chaplin apporte donc une nouvelle épaisseur à son double; Charlot devient l'homme qui offre sans attente en retour, personnage irréel, symbole d'un idéal humain et humaniste...Cette facette du petit homme sera davantage développée dans son film suivant Les Lumières De La Ville, bien que cet humanisme sera possible au nom de l'Amour...
Impressions cinéphiliques
Au vu de la carrière de Chaplin et donc de ses films, je m'aperçois qu'il est un génie...Ô, quelle lucidité, me direz-vous d'un air ironique...Pourquoi Chaplin peut-il d'ors et déjà être considéré comme un génie, alors qu'il nous reste sept films à évoquer sans compter sa vie personnelle? Souvenez-vous: Chaplin arrive en 1914 dans le milieu cinématographique, alors en pleine expansion, sauvage, certes, mais en pleine période de fluctuations, d'essais, d'erreurs et de réussites...Avant Griffith et sa Naissance d'une nation...Naissance...Naissance...Ce doux nom correspond parfaitement à cette époque...Le Cinéma est né, mais sans un patriarche (Griffith, vous l'aurez compris), peut-il espérer survivre? Naissance...Naissance...D'une nation, d'un nouveau moyen narratif, pas encore d'un Art...Naissance...Naissance...De studios de plus en plus impressionnants, d'acteurs talentueux (nous ne parlons pas ici de naissance physique, biologique mais cinématographique) comme Charley Chase, Oliver Hardy, Roscoe Arbuckle, Ben Turpin, Harold Lloyd, Stanley Laurel, Charlie Chaplin...Les réalisateurs talentueux sont rares...Citons Mack Sennett, Mack Sennett et Mack Sennett...Naissance...Naissance...D'un Cinéma en exportation, bien que né en France, il fut définitivement approprié par les Américains, comme en témoigne cette lutte ridicule qui oppose deux sérials, l'un est Américain ( Les Mystères de New-York), l'autre est Français (Les Vampires)...Naissance...Naissance...De rivalités, de tensions, d'une Guerre Mondiale...Naissance...Naissance...D'une diversion, le Cinéma...Tiens! Charlot est là! En vaillant soldat, dans les tranchées...C'est Charlot Soldat, en 1918...Permettez-moi de faire un flash-forward: 1918...Fin de la Guerre...Tomania...Chaplin...Hynkel...Le Dictateur...Tout est lié...Godard parlait des Histoire(s) du Cinéma, là où l'histoire du Cinéma ou même d'un film, s'imbrique automatiquement dans l'Histoire, la Véritable,celle des Hommes, de leurs souffrances et de leurs victoires...Victoire...Nous parlions de réussites à propos du Cinéma...Chaplin en est une...Pourquoi? Retour à la case départ...Le départ justement...Chaplin est arrivé là où rien n'existait, il a inventé, innové sur une matière inexistante; aussi, il a produit; beaucoup produit...Il s'est fabriqué un tremplin pour arriver aux Temps Modernes, l'épilogue de Charlot, d'une certaine époque, le muet...Mais avant ce tremplin, il reste une couche à développer, celle qui fut créée avec Le Cirque... Relisez la fin du précédent paragraphe, et replongeons-nous dans ce personnage tellement fascinant, stable comme la voiture d'Une Journée de Plaisir, toujours prêt à sauter quelque part...Le prochain saut sera pour la Ville...
Les lumières invisibles...
Le 28 Août 1928, la mère de Chaplin, Hannah, décède à Los Angeles...C'est un terrible choc pour la famille qui garde en tête le décès prématuré de Norman Spencer Chaplin, fruit de l'union entre Mildred Harris et Charles Spencer Chaplin, survenu trois jours après sa naissance, le 11 Juillet 1919...Bien que la Mort entoure Chaplin (et au fond, toute personne possédant une famille...), son nouveau projet aborde l'Amour, la Passion, l'Amour fou et platonique. Il unit une aveugle très pauvre et un pauvre vagabond...Ne voyez pas ici un double (féminin) de Charlot comme on a pu le voir avec Jackie Coogan dans The Kid...Non, tout est dans la différence entre ces deux êtres "lâchés" par la société impitoyable représentée notamment par ces deux jeunes vendeurs de journaux aux farces assez lourdes...Ce film, jusqu'ici le chef-d'oeuvre de Chaplin, se nomme Les Lumières de la ville...Le tournage débute le 27 Décembre 1928 et la première mondiale aura lieu à Los Angeles, le 30 Janvier 1931...Que s'est-il passé pour que deux années séparent ces instants fatidiques pour le patrimoine cinématographique? Le tournage fut très long du fait du perfectionnisme maladif de notre cher cinéaste...La rencontre entre Charlot et la jeune fleuriste aveugle est un sommet de perfection et d'audace; le film est muet et le "truc" de cette séquence tient d'un élément sonore inaudible; longtemps, on a reproché à la Caméra de Chaplin d'être on ne peut plus statique et c'est ainsi que le Génie parvient à résoudre ces deux problèmes. Un panoramique filé suffit à apporter un nouveau souffle à la mise en scène "chaplinesque"...Cette séquence nécessita cependant plus de trois cents ou mille prises selon les versions à cause de l'actrice principale, Virginia Cherrill, qui fut renvoyée puis reprise par Chaplin, faute de remplaçante convaincante (bien que Chaplin fit des essais avec Georgia Hale, protagoniste féminin de La Ruée vers l'Or...). Le réalisateur est donc un véritable metteur en scène, mais aussi un producteur; le luxe qu'il s'offre à magnifier encore et encore tous ses plans est inestimable d'un point de vue financier mais aussi d'un point de vue artistique. Cette oeuvre apporte une thèse sur l'Amour alors que Monsieur Verdoux, le véritable chef d'oeuvre de Chaplin, apportera l'antithèse; la thèse est le développement de cette fameuse "couche" supplémentaire ajoutée par Chaplin sur son double: le vagabond décide de travailler et s'insère donc dans une société qu'il a toute sa vie rejetée afin de donner de l'argent à une jeune fille aveugle souffrant de problèmes de santé (sa cécité qui peut être guérie grâce à un docteur offrant une opération unique) et ayant des difficultés à payer son loyer...Cette preuve d'amour est essentielle et marque un nouvel engagement humaniste, ou politique pour certains, qui semblait avoir disparu depuis les moyens-métrage de la First National; Chaplin montre ce qu'est la solidarité entre les classes sociales (bien que Charlot et la fleuriste fassent partie de la même classe: celle de la pauvreté) : en effet, si Chaplin avait mit en scène un riche aidant une pauvre, le cliché aurait été flagrant et navrant. C'est une des raisons pour lesquelles Charlot est également universel: physiquement, il a l'air d'un vagabond (The Tramp) mais il échappe toujours à la police, aux méchants brigands et désormais aux classes sociales. Charlie Chaplin affirme donc avec Les Lumières de la ville que Charlot est le symbole d'un idéal humain (comprenez par là qu'il n'est pas une divinité) et humaniste échappant à toute identité pour que chaque spectateur puisse se l'approprier et c'est là la grande force de cette figure de la culture populaire...
Je suis un citoyen du monde!
Ainsi parlait Chaplin, lorsqu'on le questionna sur son refus d'adopter la nationalité américaine. Effectivement, le cinéaste est anglais et le restera jusqu'à la fin de sa vie. Curieux paradoxe! Le petit homme, anglais, affirme qu'il est un citoyen du monde...Il part pour une tournée à travers le monde qui durera dix-huit mois. C'est ainsi qu'il s'entretiendra avec Winston Churchill, Albert Einstein et Gandhi notamment pour échanger des idées sur les systèmes économiques, politiques et l'évolution des relations internationales. Chaplin souhaitait rencontrer Benito Mussolini, mais ce dernier décline le rendez-vous...Il est accueilli comme un véritable dieu en Allemagne, et la propagande nazie en profite pour détourner les images de son arrivée, l'accusant d'être juif...Les tensions sont de plus en plus fortes entre communistes et nazis aux Etats-Unis; les grèves sont sévèrement réprimées par la police, la crise économique a totalement remis en cause les fondements même du capitalisme...Le capitalisme justement, le prochain sujet de Chaplin, dissocié du bonheur et d'un idéal humain...Ce film sera le dernier dans lequel Charlot apparaîtra...Ce sera Les Temps Modernes...
L'humanité à la recherche du bonheur
Charlot est désormais ouvrier à la chaîne...Il accumule les maladresses, le rythme est infernal à l'usine et ceci le conduit à la folie et à la dépression...Une fois guéri, notre vagabond est malencontreusement pris pour un meneur de grévistes et il est jeté en prison. Il parvient à empêcher une évasion et est libéré pour bonne conduite...Mais le retour à la liberté le rend bien nostalgique de sa chère cellule jusqu'à ce qu'il tombe (littéralement!) sur une jeune fille, "La Gamine" (rayonnante Paulette Goddard), avec laquelle il tente de survivre dans une société corrompue par la technologie croissante de l'époque. Seul un monde utopique produit par l'imagination sans faille de Charlot lui fait oublier le bâton du policier. C'est ainsi qu'une nuit, alors qu'il est gardien d'un grand magasin, il savoure avec sa compagne les joies des patins à roulette, de gâteaux ou encore, et ce bien malgré lui, de l'alcool... Il est à nouveau jeté en prison alors que "La Gamine" leur trouve une maison (Ce n'est pas Buckingam Palace! dira-t-elle!). Charlot trouve alors un nouvel emploi dans une usine...mais pour une matinée, faute de grève. A la suite d'un nouveau quiproquo, le vagabond est une fois de plus jeté en prison. Cette fois-ci, "La Gamine" trouve un emploi dans un restaurant de nuit en tant que danseuse. Elle présente son compagnon (qui n'est resté qu'une semaine en prison) à son patron qui l'embauche provisoirement. La nuit même, Charlot accumule les maladresses pour servir les clients et a oublié les paroles qu'il doit chanter... Il improvise un Charabia, et le spectateur assiste à un moment gravé à jamais dans toutes les mémoires: Charlot parle! Enfin! Sa voix est grave et son langage, incompréhensible...Qu'importe! Chaplin démontre avec brio que le mime est LE langage universel. Charlot fait donc un triomphe et il est embauché à plein temps! Mais le bonheur est de courte durée: en effet, "La Gamine" est recherchée car elle est mineure et orpheline...Deux agents de police sont donc parmi le public. Le vagabond accompagné de sa bien-aimée quitte la ville dans l'espoir d'une vie meilleure...Ce long-métrage est considéré par les historiens du cinéma comme le dernier grand film muet d'Hollywood. Ce dernier film mettant en scène Charlot est moins approfondi du point de vue mélodramatique que son prédécesseur, Les Lumières de la Ville...En revanche, ce dernier est moins approfondi du point de vue social que Les Temps Modernes, qui est le résultat d'un travail de 22 ans, depuis 1914, date de création du célèbre personnage. L'intensité dramatique est ici à son paroxysme car la pauvreté y est perçue comme une fatalité face à l'Industrie, la Société et la Répression... Ce film est certainement né du traumatisme qu'a vécu Chaplin en 1931, à son retour aux Etats-Unis, après un tour du monde d'un an et demi. En effet, les affrontements entre forces de l'ordre et grévistes ou chômeurs étaient excessivement violents... L'Amérique connaît alors une très grave crise qui est la conséquence du Jeudi Noir...Cinéaste engagé, Chaplin l'est sans aucun doute, il signe ici un film plus pessimiste, du moins jusqu'au final, qui est abstrait car pouvant être approprié par chacun (cette fameuse route est le symbole de l'Avenir, vous l'aurez compris), et paradoxal: le moral des personnages est au plus bas, alors qu'ils sont éternellement à la recherche du bonheur...Ainsi, Les Temps Modernes invite le spectateur à la rêverie pour tenter d'oublier le problème présent... Mais n'est-ce pas le but populaire du Cinéma?
Le plus grand duel de l'Histoire!
Le succès des Temps Modernes est énorme...Le dernier rôle de Charlot fut un bon argument pour assurer la promotion du film...Cependant, il restait une dernière chose à faire...Depuis Janvier 1933, un petit homme est au pouvoir en Allemagne. Il porte une haine démesurée en lui et possède une moustache, la même que celle de Charlot...Elle a été volée! Il faut que Chaplin récupère cette moustache, la moustache de son personnage fétiche...Avant cela, deux projets germent dans la tête du génie; l'un sera consacré au Christ et l'autre à Napoléon...Son choix se portera sur Hitler...En 1938, il commence l'écriture de son film...Tout Hollywood est au courant et ses amis les plus proches lui conseillent de ne pas donner suite à ce projet. Chaplin, prévoyant comme on le sait, espère voir un accueil favorable en U.R.S.S. . Mais l'impensable se produit le 23 Août 1939: le pacte germano-soviétique. Le réalisateur débute le tournage de son film le 9 Septembre 1939 dans le secret le plus total. C'est décidé, ce long-métrage sera parlant... Le Dictateur, c'est son titre, narre la vie d'un petit barbier juif devenu amnésique à la fin de la Première Guerre Mondiale suite à la défaite de son pays, la Tomania...Il quitte sa maison de repos vingt ans plus tard, croyant avoir été absent une ou deux semaines...De terribles événements se sont néanmoins produits dans son pays: un petit homme nerveux du nom de Hynkel accède au pouvoir...Le barbier est son sosie...Des ghettos sont créés et le barbier rentre dans l'un d'entre eux...A sa grande surprise, il réalise que de nombreuses choses ont changé comme sa boutique par exemple, laissée à l'abandon...La vie continue malgré tout, et le petit homme tombe amoureux de la belle Hannah. Un certain commandant Schultz est chargé de gérer la vie du ghetto...Il reconnaît son ancien camarade de guerre, le barbier et se rend compte de l'extrême barbarie de son maître Hynkel...Il sera mis aux arrêts mais s'évadera et se cachera dans le ghetto. Désormais, on cherche Schultz et le barbier...Au Palais de Hynkel, tout le monde se prépare à accueillir Napaloni, un dictateur voulant envahir l'Osterlich, tout comme Hynkel...Un pacte est conclu, et seule la Tomania envahira ce pays...Le barbier et son ami sont arrêtés et envoyés en camp de concentration...Ils parviennent à s'échapper et, suite à un incroyable quiproquo, le barbier est pris pour le dictateur victorieux qui est lui-même pris pour le barbier; il doit s'exprimer devant ses troupes...
Je suis désolé, mais je ne veux pas être empereur, ce n'est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir, ni diriger personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible, juifs, chrétiens, païens, blancs et noirs. Nous voudrions tous nous aider si nous le pouvions, les êtres humains sont ainsi faits. Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons pas haïr ni humilier personne. Chacun de nous a sa place et notre terre est bien assez riche, elle peut nourrir tous les êtres humains. Nous pouvons tous avoir une vie belle et libre mais nous l'avons oublié. L'envie a empoisonné l'esprit des hommes, a barricadé le monde avec la haine, nous a fait sombrer dans la misère et les effusions de sang. Nous avons développé la vitesse pour nous enfermer en nous-mêmes. Les machines qui nous apportent l'abondance nous laissent dans l'insatisfaction. Notre savoir nous a fait devenir cyniques. Nous sommes inhumains à force d'intelligence, nous pensons beaucoup trop et nous ne ressentons pas assez. Nous sommes trop mécanisés et nous manquons d'humanité. Nous sommes trop cultivés et nous manquons de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités humaines, la vie n'est plus que violence et tout est perdu. Les avions, la radio nous ont rapprochés les uns des autres, ces inventions ne trouveront leur vrai sens que dans la bonté de l'être humain, que dans la fraternité, l'amitié et l'unité de tous les hommes. En ce moment même, ma voix atteint des millions de gens à travers le monde, des millions d'hommes, de femmes, d'enfants désespérés, victimes d'un système qui torture les faibles et emprisonne des innocents. Je dis à tous ceux qui m'entendent : Ne désespérez pas ! Le malheur qui est sur nous n'est que le produit éphémère de l'habilité, de l'amertume de ceux qui ont peur des progrès qu'accomplit l'Humanité. Mais la haine finira par disparaître et les dictateurs mourront, et le pouvoir qu'ils avaient pris aux peuples va retourner aux peuples. Et tant que des hommes mourront pour elle, la liberté ne pourra pas périr. Soldats, ne vous donnez pas à ces brutes, à une minorité qui vous méprise et qui fait de vous des esclaves, enrégimente toute votre vie et qui vous dit tout ce qu'il faut faire et ce qu'il faut penser, qui vous dirige, vous manœuvre, se sert de vous comme chair à canons et qui vous traite comme du bétail. Ne donnez pas votre vie à ces êtres inhumains, ces hommes-machines avec une machine à la place de la tête et une machine dans le cœur.
Vous n'êtes pas des machines !
Vous n'êtes pas des esclaves !
Vous êtes des hommes, des hommes avec tout l'amour du monde dans le cœur.
Vous n'avez pas de haine, sinon pour ce qui est inhumain, ce qui n'est pas fait d'amour.
Soldats ne vous battez pas pour l'esclavage mais pour la liberté. Il est écrit dans l'Evangile selon Saint Luc "Le Royaume de Dieu est dans l'être humain", pas dans un seul humain ni dans un groupe humain, mais dans tous les humains, mais en vous, en vous le peuple qui avez le pouvoir : le pouvoir de créer les machines, le pouvoir de créer le bonheur. Vous, le peuple, vous avez le pouvoir : le pouvoir de rendre la vie belle et libre, le pouvoir de faire de cette vie une merveilleuse aventure. Alors au nom même de la Démocratie, utilisons ce pouvoir. Il faut tous nous unir, il faut tous nous battre pour un monde nouveau, un monde humain qui donnera à chacun l'occasion de travailler, qui apportera un avenir à la jeunesse et à la vieillesse la sécurité. Ces brutes vous ont promis toutes ces choses pour que vous leur donniez le pouvoir : ils mentaient. Ils n'ont pas tenu leurs merveilleuses promesses : jamais ils ne le feront. Les dictateurs s'affranchissent en prenant le pouvoir mais ils font un esclave du peuple. Alors, il faut nous battre pour accomplir toutes leurs promesses. Il faut nous battre pour libérer le monde, pour renverser les frontières et les barrières raciales, pour en finir avec l'avidité, avec la haine et l'intolérance. Il faut nous battre pour construire un monde de raison, un monde où la science et le progrès mèneront tous les hommes vers le bonheur. Soldats, au nom de la Démocratie, unissons-nous tous !
Ce (très) long texte fut décrié par la critique, à tort puisqu'il est une ode au bonheur et à la fraternité...C'est à partir de ce long-métrage, et de ce texte, que Chaplin fut soupçonné de sympathies communistes. La critique est donc mitigée, puisque le réalisateur s'engage politiquement contre le nazisme. Ici, ce n'est pas le petit barbier qui parle, mais Chaplin; on l'a dit maintes fois mais il faut le rappeler...En dépit de ces nombreuses critiques, Le Dictateur est le plus grand succès public de Chaplin, bien qu'il ne soit distribué en Europe qu'en 1945...Succès entièrement logique à l'époque où Lubitsch réalisait To Be or not to be, alors que Lang nous offrait Chasse à l'Homme (à propos de Lang et de la UFA, sachez que cette dernière avait lancé un procès contre Chaplin pour avoir plagié A Nous la Liberté de René Clair avec Les Temps Modernes; Le Dictateur ranima la haine de cette société envers l'artiste qui versera une modeste somme d'argent pour être en paix) ...
Drapeau rouge, John Edgar Hoover, Joan Barry et Orson Welles
Titre vaste et hétéroclite pour aborder le temps qui s'est écoulé entre 1940 et 1947...Tout d'abord, Charlie Chaplin est considéré comme un communiste en raison de son engagement envers le socialiste Roosevelt et son incitation à ouvrir un second front d'attaque vers l'Est...Le directeur du F.B.I., John Edgar Hoover, élabore un dossier le concernant; Chaplin est désormais sur la liste noire des artistes suspectés de sympathies communistes...Le terrain est préparé pour la terrible chasse aux sorcières d'après-guerre qui sévit aux Etats-Unis...En 1941, Chaplin fait la connaissance d'une jeune fille de dix-sept ans, Joan Barry...Il noue une relation amoureuse avec elle, qui est mentalement instable; c'est pourquoi il la quitte mais un 23 Décembre 1942, Barry s'introduit dans la villa de Chaplin à Beverly Hills et le menace avec un revolver...Sydney Chaplin Junior, le fils du réalisateur, est un témoin furtif de la scène...C'est le début d'un long procès où les avocats de la jeune fille l'incitent à accuser Chaplin d'être le père de Carol Ann, la fille de Joan Barry...Les tests sanguins révéleront qu'il n'est pas le père mais il sera condamné à une très lourde pension alimentaire... Après ces péripéties, Chaplin rencontre une immense légende du Cinéma: Orson Welles. Ce dernier lui avoue vouloir faire un film sur le célèbre tueur de femmes Landru; Chaplin achète l'idée à Welles pour 5 000 dollars et une mention au générique de son prochain film, son chef-d'oeuvre absolu, d'une maîtrise et d'une vérité désarmantes: Monsieur Verdoux.
A comedy of murders
Esthétiquement, Monsieur Verdoux dérange; tout d'abord, le titre original est bien Monsieur Verdoux...Il est donc en français et ce choix se justifiera un peu plus tard dans le générique...Ce premier carton est orné de petits dessins rappelant ceux de La Ruée Vers l'Or (la version de 1925)...Un retour au muet, et par la suite, on le verra, à Charlot, semble être fait. Orson Welles est bien mentionné sur le carton suivant puis c'est au tour de Roland Totheroh d'être présenté...On aura l'impression, dans les premières minutes du film, qu'il ne s'est pas appliqué comme il l'a fait sur le tournage des Lumières de la Ville...Son noir et blanc n'est pas aussi contrasté qu'auparavant...C'est faux! Nous le verrons par la suite (beaucoup de suites, cher lecteur, sont promises depuis le début du paragraphe mais sachez qu'elles seront tenues!). Vers la fin de ce générique apparaît Robert Florey, qui est ici assistant réalisateur: voici la première réponse à une de nos interrogations...Pourquoi axer ce film sur la France? J'évoquais l'esthétisme du film et il semble plus français qu'américain...Quel curieux changement de style chez Chaplin, mais pour le bonheur du spectateur (ce changement se traduit par une fluidité dans le récit transmise à l'aide de fondus enchaînés et d'images récurrentes comme les roues du train lorsque Verdoux effectuera un déplacement géographique). Le film s'ouvre donc sur une image de la tombe de Verdoux; une information capitale dans le film qui réduit à néant le genre du film à suspense ou film noir...L'intérêt est ailleurs; mieux, Chaplin/ Verdoux est entendu en voix-off et raconte sa vie...Son mode de fonctionnement pour assassiner, ses motifs, sa famille, la crise financière...Tout est explicité dès la deuxième minute du film...Intéressons-nous maintenant à la deuxième phrase du discours de Verdoux: As you see, my real name is Henri Verdoux. Qui parle ici? Verdoux qui, ayant pris de nombreuses identités, se dévoile enfin au public (le récit est original car non-linéaire, une idée de Welles certainement!) ou alors...Charlot....cette victime sociale qui n'avait ici aucun nom établi, aucune identité, aucune appartenance...Un profond malaise s'installe ici en vous et André Bazin va tout de suite l'apaiser: Résumons tous ces traits en un seul: Charlot est par essence l'inadapté social, Verdoux est un suradapté. Par le retournement du personnage, c'est tout l'univers chaplinesque qui se trouve du coup renversé (...) M. Verdoux, c'est un Charlot qui oserait défier le monde. Un Charlot riche, élégant, séducteur, capable de jouer si bien le jeu de la réussite sociale que la Société, s'en apercevant, se condamne elle-même en l'envoyant à la guillotine. Ainsi, Verdoux s'impose comme étant la véritable face de Charlot; la Seconde Guerre Mondiale et Le Dictateur avec ce fameux combat de moustaches y est certainement pour beaucoup. Ce fut une belle démarche de communication...La communication justement, elle est inédite dans un film de Chaplin dans la mesure où Monsieur Verdoux est le premier film de Chaplin qui utilise une voix-off et ce, dès la première minute du film (celle qui annonce tout ce qui doit rester secret dans un film à suspense...). Ainsi, et nous l'avions affirmé plus haut, l'intérêt est ailleurs. L'important dans ce film réside dans la psychologie des protagonistes...Verdoux, qui était ici un tueur de dames, n'avait qu'un amour selon le spectateur: celui de l'argent. Réponse hâtive! Verdoux a un fils et une femme infirme, qu'il chérit...C'est pour eux qu'il se bat et le meurtre est ici (partiellement) justifié...Bazin parlait de suradapté de la société en parlant de cet homme. C'est ici l'antithèse sur l'Amour qui est développée (la synthèse, si elle existe, peut se retrouver, même insuffisante, dans Les Feux de la rampe); Verdoux est si adapté à cette société qu'il est un suradapté: il se retire, a une vision nitchzienne du monde qui l'entoure et décide d'y revenir en prenant diverses identités...Au fond, Verdoux n'existe qu'à travers les personnages qu'il incarne: Monsieur Varnay, le capitaine Bonheur...et même Charlot. Le spectre de Chaplin/ Verdoux a plané durant tous ces films, de Making a living jusqu'aux Feux de la rampe et c'est sans doute pourquoi Monsieur Verdoux est la clef du Mystère de l'Oeuvre de Chaplin, son oeuvre la plus importante...
Chasse aux sorcières
Le film sort le 11 Avril 1947 et l'accueil de la critique est glacial; on reproche à Chaplin de prendre des positions trop communistes. Howard Barnes écrit dans le Herald Tribune: Monsieur Verdoux n'offre rien qui puisse nous divertir, c'est du sombre symbolisme ou de la pure absurdité...Un affront aussi à l'intelligence. Pauvre homme! Il n'a rien saisi à cette oeuvre majestueuse, mais le public américain est également dérouté...Seule l'Europe a chaleureusement accueilli ce film qui fut boycotté par des extrémistes de droite en Amérique dès sa sortie. Au lendemain de la première, une conférence de presse tourne vite au procès afin d'établir clairement les opinions politiques de Chaplin, qui affirmera plus tard que ce film est le plus intelligent et le plus brillant de sa carrière. Heureux homme! Nous sommes en 1949 et de nombreux mouvements vont à l'encontre de Chaplin...On parle déjà d'expulsion...Auparavant, Chaplin témoigna de son soutien à des communistes menacés en Europe. Le nouveau projet du cinéaste est en route et le tournage durera deux mois et six jours...Le 16 Septembre 1952, le citoyen du monde s'apprête, avec sa famille, à retourner sur les lieux de son enfance comme il le fit en 1921...Le Queen Mary part de New-York et Oona, sa femme, lui annonce qu'il a été expulsé...La Statue de la Liberté s'efface peu à peu, tout comme son histoire d'amour avec le pays qui lui a offert la gloire (on pourrait presque dire que c'est Chaplin lui-même qui offrit la gloire à ce pays): les Etats-Unis...
Le poète et sa ville...
Ce film, que je considérais longtemps comme étant le chef-d'oeuvre de Chaplin, s'appelle Les Feux de la rampe. Il narre l'avant guerre au début du XXe siècle; plus précisément la déchéance d'un clown, Calvero, alcoolique, pauvre, vivant dans les bas-fonds de Londres...Dans son immeuble, une jeune femme, Terry, tente de se suicider...Il la recueillera; elle est atteinte d'une paralysie des jambes mais est danseuse. Terry tombera amoureuse d'un jeune artiste, Neville mais se sent attachée à Calvero. Tous les deux, il remonteront ensemble une à une les marches qui conduisent à la reconnaissance artistique jusqu'à la mort de Calvero, arrivée à un instant d'apothéose cinématographique, théâtrale, artistique... L'histoire peut paraître un peu trop triste mais elle est traitée avec tant de noblesse que la poésie atteint ici une rare force. Le personnage principal, il semble évident qu'il est incarné par Chaplin mais c'est faire impasse sur la véritable force du film: le personnage de Terry; ce personnage a été malheureusement omis par les critiques. Véritable réincarnation de la mère de Chaplin, elle eut un handicap sur scène, sa voix était brisée, mais ceci n'était que purement psychique...Ici, le personnage de Terry ne peut plus se servir de ses jambes alors qu'elle est danseuse! Un comble! Mais cette claque qui est donnée à Terry par Calvero est, me semble t-il, la claque du fils donnée à sa mère, pour la sortir de sa bêtise: Calvero devient ici et uniquement ici Chaplin (on peut aussi parler de la scène du cauchemar, où Calvero ne voit plus personne à son spectacle...Vision qu'aurait pu avoir Chaplin suite à l'échec commercial de Monsieur Verdoux). Certes, le personnage de Calvero est très important dans ce film, il y a du Chaplin en lui, mais lequel? Je pense à Charles Chaplin Senior, le père de Charlie...Ce vieux clown alcoolique qui ne fait plus rire personne. Les Lumières de la ville et Monsieur Verdoux étaient contradictoires mais curieusement complémentaires à propos de la vision de l'Amour...Ici, la synthèse de ces deux films est partiellement développée et ce partiellement peut être expliqué par la haine qui ne cessait de croître entre Chaplin et l'Amérique, autrefois enlacés comme deux amoureux; Calvero aime ici sa ville, Londres, son violon (qui donnera lieu à une magnifique séquence de retrouvailles entre Keaton et Chaplin, Keaton venait d'apparaître deux ans plus tôt dans Boulevard du Crépuscule de Wilder et bientôt, Langlois et la Cinémathèque allaient lui rendre hommage...), le théâtre (Je déteste la vue du sang mais il coule dans mes veines,magnifique métaphore!) Neville, bien qu'il soit éperdumment amoureux de Terry, et cette dernière. Au final, Calvero aime tout ce qui se rattache à l'être humain: la ville est le reflet du génie créatif de l'Homme, le violon et le théâtre sont l'expression de sentiments humains, et Neville et Terry sont des êtres humains...L'Amour n'est ici possible que lorsque l'on a pris conscience de son importance dans la vie terrestre, il n'est plus qu'une transmission du savoir ou de la vie...Ce terme de conscience est essentiel dans le prochain film de Chaplin, toujours assassiné par la critique, mais pourtant magnifique et très personnel, Un roi à New-York...
America!
Les Feux de la rampe sort le 23 Octobre 1952...Chaplin vit éphémèrement à Londres et le film est interdit dans de nombreuses salles aux Etats-Unis...La haine anti-Chaplin débute (elle n'est toujours pas arrêtée comme en témoigne le nombre de célébrations, de commémorations de la mort de Chaplin, à Hollywood...Zéro...). Le réalisateur décide de rester en Europe suite à l'accueil qu'il a reçu. Ce communiqué de Chaplin explique son départ: J'ai été l'objet de mensonges et d'une propagande maligne de la part de groupes réactionnaires qui, par leur influence et leurs appuis dans la presse délatrice, ont créé une atmosphère malsaine où des individus d'esprit libéral peuvent être montrés du doigt et persécutés. Dans ces conditions, il m'est virtuellement impossible de poursuivre mon travail cinématographique et j'ai en conséquence renoncé à ma résidence aux Etats-Unis. Son nouveau film sera consacré à cette atmosphère malsaine et cet esprit libéral: Un roi à New-York...L'écriture du scénario est très longue, deux ans, et il est écrit en Suisse, nouveau lieu de résidence de Chaplin. Le film raconte l'histoire d'un roi des pays de l'Est, Shadov, contraint à l'exil suite à une révolution dans son pays...Bien pensant, il a pris le soin de voler l'argent de l'Etat avant de partir aux Etats-Unis, terre d'accueil chaleureuse...Malheureusement pour lui, le Premier Ministre disparait avec l'argent... Shadov, aidé de son fidèle Jaume, doit travailler pour survivre, même si il est une célébrité. Il découvre cette jungle urbaine qu'est New-York, ses spectacles en tous genres, ses bruits insolents, ses musiques déchaînées, sa publicité envahissante, bref, l'Empire de la Consommation. Shadov, d'abord effrayé par cette ville, s'habitue peu à peu à ces coutumes jusqu'à travailler pour faire l'éloge d'une bière à travers une publicité...L'intérêt du film réside dans le personnage de Rupert, incarné par un des fils de Chaplin...Ce petit homme de 10 ans parle "comme un grand" de "choses de grands"; la politique le fascine, il lit Marx, disserte avec Shadov à propos du communisme, de l'immigration, de thèmes toujours d'actualité...Ses parents seront dénoncés comme étant communistes et ce film mérite d'être vu ne serait-ce que pour la scène finale, où Rupert pleure et se cache de honte après avoir dénoncé des communistes pour sauver ses parents sous la pression de l'Etat...Le malheur du Roi à New-York réside dans le registre qu'il souhaite adopter...La critique de Chaplin est féroce, admirable même (la séquence où les rues new-yorkaises sont "rythmées" par des tambours venus d'Afrique est jubilatoire) mais le film peine à s'engager pleinement du fait de son côté tragi-comique...Le long-métrage, en effet, n'est pas totalement tragique puisque selon le cinéaste, la comédie naît de la tragédie, et pas totalement comique non plus du fait de la scène finale décrite plus haut, poignante bien que légèrement trop moraliste...Je préfère la qualifier d'humaniste puisque ce film, loin d'être mauvais, ne trouva pas son succès à sa sortie; l'époque était propice à l'épanouissement de cette oeuvre (La Guerre Froide) mais aujourd'hui, le message final peut paraître dépassé et c'est pourquoi on parle de morale plutôt que d'humanité...
Disparition(s)...
Le public disparaît, le film est un échec et sortira aux Etats-Unis plus de vingt ans après sa sortie en Europe...La première muse de Chaplin, la splendide Edna Purviance, meurt dans l'indifférence générale après avoir été noyée dans l'alcool le 13 Janvier 1958...Avant cela, Chaplin et sa femme avaient vendu les parts qu'il possédaient avec la United Artists et les Studios Chaplin (aujourd'hui aux mains d'une entreprise d'animation). Le mois suivant, le nom de Chaplin disparaît de la Promenade des Célébrités à Hollywood...L'Artiste ressort trois de ces plus grands films comiques appelé The Charlie Chaplin Revue (composé de Charlot Soldat, Une Vie de chien et du Pèlerin)...Avec ce succès public, Chaplin espère secrètement renouer avec le personnage de Charlot...Un véritable fantasme pour ses admirateurs, mais si ce projet arriverait à son terme, ce serait avec le mythe de Chaplin...L'autobiographie de ce Génie sort en 1964, Histoire de ma vie...L'année suivante, son frère Sydney décède...Je n'ai pu voir le dernier film de cette légende, La Comtesse de Hong-Kong, narrant l'aventure amoureuse entre un homme riche et une prostituée russe dans le ton des comédies américaines dignes de Capra, Mac Carey ou Hawks...Chaplin n'apparaît qu'à un seul moment dans ce film, tout comme dans L'Opinion Publique, film dont le personnage principal est également une femme...Citons uniquement Eric Rohmer qui, même si il déteste Chaplin (!), a su reconnaître en ce film les qualités qui lui sont dues: On peut tout dire par la Comtesse, rien sur elle.
Retrouvailles et reconnaissance (?)
Chaplin a réalisé son dernier film à l'âge de 78 ans...Dix ans après, il n'existe plus que virtuellement, à travers ses films...Je n'ose plus dire le MOt qui choque, celui qui met un teRme à la magie qu'il nous a procuré, à la gaieTé qu'il nous a offerte. Que s'est-il passé durant ces dix dernières années? Le retour du nom de Chaplin sur la Promenade des Célébrités à Hollywood en Mars 1972, le retour de Chaplin sur sa terre d'accueil et un Oscar spécial décerné le jour de son anniversaire...L'émotion fut très grande pour le public et pour l'Artiste qui se verra décerner en 1975 le titre de chevalier par la Reine Elisabeth II...Parlons maintenant de Sir Charles Spencer Chaplin. Malgré cela, tous ces éloges ne suffisent pas à masquer la haine un peu plus modérée aujourd'hui qui subsiste aux Etats-Unis envers leur meilleur artiste (si tenté que Chaplin appartienne à un pays...).
Que reste-t-il de nos amours?
L'héritage de Chaplin existe-t-il? Oui...Il n'est pas aussi important que l'Oeuvre de ce génie mais citons deux comiques, Gad Elmaleh, qui, avec sa démarche, rappelle de temps en temps le vagabond, et Fellag, qui n'a jamais caché son amour pour l'Artiste...Idem pour le mime Marceau, décédé récemment, qui fit ce métier par amour des courts-métrage de Chaplin...Jacques Tati, bien que son comique ne soit pas de même nature que celui de Chaplin, est souvent comparé à ce dernier...Pierre Etaix, qui se bat aujourd'hui pour promouvoir ses films, est également un héritier du cinéaste. Malheureusement, cette liste (qui n'est pas complète, loin de là), n'est pas très longue et voyons ici une volonté inconsciente de ne pas "copier" Chaplin pour mieux le faire rayonner dans le paysage cinématographique...
Qui est Charlie Chaplin?
En plagiant le titre du célèbre article de Truffaut, je me permets d'évoquer la remise d'une récompense au Festival de Cannes qui mérite d'être racontée: Chaplin arrive sur scène, acclamé par le public qui se lève, pleure, applaudit, crie son nom...Chaplin pleure également, le ministre de la Culture est sur scène, il est atteint d'une maladie incurable et se tient avec une canne...Chaplin saisit une nouvelle fois l'occasion de faire rire le public à travers le personnage de Charlot; il s'avance vers le ministre, prend sa canne, Charlot revit l'espace d'un instant, les rires sont assourdissants et le ministre ne tient plus debout...C'est peut-être ça, Chaplin, un homme qui, dans une foule, verra toujours l'objet auquel personne ne porte son attention pour y déceler l'utilité qui provoquera l'hilarité...