dimanche 6 décembre 2009

Un Prophète de Jacques Audiard


Naissance d’un caïd. Jamais un film n’avait pu être aussi bien résumé qu’avec cette phrase. Si l’on parle de naissance, c’est qu’il y a une enfance, un apprentissage, une adaptation au monde qui nous entoure. Malik, 19 ans, est condamné à l’emprisonnement jusqu’à ses 25 ans. Il ne sait ni lire, ni écrire. Tout l’intérêt de son incarcération consiste à changer un adjectif démonstratif en un adjectif possessif. Ces murs doivent devenir “ses” murs. Son seul rempart face à la violence est l’apprentissage de la lecture. Aussi, dès qu’il s’accroche avec des détenus musulmans, le voyant comme un “traître”, ce sont les livres qu’il porte sous son bras qui seront les victimes de cette querelle. Le sage cède sa place au fauve, bête féroce qui tente d’exister au milieu des autres. Au milieu. Ni dans un clan, ni dans l’autre. Lors de sa première sortie dans la cour, il n’est nulle part, tel Joe arrivant à San Miguel pour une poignée de dollars... Lorsque les Corses le recueillent, il ne pense qu’à apprendre pour tirer profit de cet apprentissage. Une fois inséré dans ce clan, il n’a d’yeux que pour le clan adverse, celui des musulmans. Le regard de Malik n’est pas corse, il est perdu dans de machiavéliques pensées. Quand le parrain César Luciani, son mentor, lui parle d’eux, il ne pense qu’à “tirer profit”. Encore. Alors que d’autres tentent de se hisser au-delà de ces murs avec une corde, lui tente de se hisser au-delà de ses compagnons avec un cerveau. Cette attitude est suspecte et restera incomprise. Lorsque Malik apprend le corse, il est pris pour un espion, lorsqu’il apprend à lire, il est pris pour un traître. Il faudra attendre le transfert de la majeure partie du clan corse pour que presque tous les regards accusateurs s’effacent. Deux personnes pousseront Malik jusqu’à ses derniers retranchements: son mentor, César, qui n’hésite pas à frapper pour intimider, pour corriger un jeune dont il n’est pas certain de la fiabilité, et Reyeb, sa première victime en cellule, qui lui prodigue conseils et réconfort en arabe...
Faire apparaître un fantôme dans un film que l’on dit réaliste n’est pas chose aisée. Néanmoins, tout le génie et l’intérêt du film viennent de là. Un prophète est un film sur la perception: ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on sent. Dès le générique, les lettres ne sont pas claires, le fond noir semble dévorer les mots blancs. Notre oeil doit être vif, l’écran balayé par notre regard alerte. Les apparitions du fantôme de Reyeb sont donc dérangeantes mais pourtant apaisantes, car la perception ne vient pas de l’oeil mais de l’esprit. Au contraire de César, qui apparaît protecteur puis agressif lorsqu’il enfonce le dos d’une cuillère dans l’oeil de Malik. La perception vient alors des yeux, plus exactement d’un seul oeil, le seul à cerner le danger d’un fauve plus fort que lui. Si les yeux sont abîmés, les oreilles seront mises à contribution. Cela tombe bien, puisque dès que Malik aura ses permissions, il entendra des coups de feu. Le jeune prodige de prison doit désormais affronter la "vraie" vie, rattraper son retard et clore son apprentissage en participant à des échanges ou des assassinats... Le coup de génie de Malik, c'est sa traîtrise. Que ce soit en politique ou dans le banditisme, la traîtrise peut propulser quiconque aux sommets de la gloire et de la reconnaissance. Le jeune loup décide donc de prendre les devants et de ne pas assassiner le patron de César, contrairement à ce qui lui a été demandé. Il "sent" une opportunité, comme il a "senti" le chevreuil sur la route, ce qui lui a valu le surnom de "prophète". Plus qu'un prophète, il est un homme de son temps. Implacable et manipulateur. Audiard utilisera intelligemment le son durant la fusillade; par la subjectivité du personnage, le réalisateur permet à son public de comprendre sa réaction, le sourire qui se dessine sur son visage ensanglanté. L'audace de Malik et de son créateur se confondent, ils s'échappent tous deux de la fusillade, aucun son n'est entendu, l'intérêt est ailleurs. Malik sait qu'il est né, en tant que caïd (il redécouvre le son, la voix de celui qui veut le "tirer" de là, son visage, qui pourrait être durci par le sang qu'il fait couler, est au contraire ouvert). Le voyage initiatique du film rend compte d'une évidence: les jeunes loups ne peuvent supporter les vieux lions longtemps (Niels Arestrup, impérial, s'effondrant dans la cour), ils ont soif de pouvoir et de liberté, ce sont des affranchis solitaires (contrairement à ceux de Scorsese, qui créent une société analogue à celle dont ils réchappent) qui savent à qui s'attacher. Riyad, l'ami de Malik, jeune père et mort trop tôt, n'aura pas à s'inquiéter: son fils (qui grandit dans la vie en même temps que Malik en prison) et sa femme seront entre de bonnes mains (Malik caresse d'une main et dirige de l'autre, à l'image du plan final, d'une élégance et d'une précision exemplaires) pour l'avenir. Ces jeunes loups savent être fidèles, parfois.

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