Il est inutile de tergiverser: Vengeance est dans l'ensemble raté. Certains parlent d'un"nanar", d'autres d'un "éclat de rire"... Le film est reparti bredouille à Cannes: il suffit juste de rappeler qu'il était en compétition avec Les Herbes Folles, Un Prophète (qui vient d'obtenir le Prix Louis-Delluc), Inglourious Basterds et un film de Bellocchio, Gaspar Noé, Lars von Trier, Pedro Almodovar, Elia Suleiman, Jane Campion ou Michael Haneke entre autres. Tous sont reconnus (à tort ou à raison), et Johnnie To semble oublié. Lui qui est capable du meilleur (le diptyque Election) comme du pire (Breaking News) réalise cette année un film au scénario simpliste, avec un pari pourtant très audacieux: filmer Johnny Hallyday. Cet homme, que l'on adore ou déteste, sait être juste lorsqu'il est justement dirigé. Rappelons-nous de Détective en 1985... Ici, le mélange du français et de l'anglais est paradoxalement un handicap pour l'acteur, qui semble plus juste lorsqu'il s'exprime dans la langue de Shakespeare... C'est à n'y rien comprendre. Le pire est atteint quand le spectateur s'aperçoit du fétichisme de To pour Melville, lui-même fétichiste de Hollywood, de ses impers, ses stetsons, ses lunettes noires et ses revolvers. Le recyclage est ridicule, pour ne pas dire abject.
Il fallait rédiger cette critique rapide et facile avant de s'attacher à autre chose. Car oui, Vengeance reste un film captivant et obsédant. On peut avoir l'impression de voir un film réellement inachevé, avec des séquences qui promettent d'être sublimes, mais où le Beau ne naît jamais. De ce brouillon maudit émerge une séquence absolument parfaite, d'une maîtrise, d'une complexité et d'une fluidité rarement égalées: les trois tueurs viennent avec Costello sur les lieux du massacre, afin d'imaginer ce qui a bien pu se passer. La séquence mélange des instants du présent et des moments du passé. Le montage étourdissant fait s'enchevêtrer les antagonistes, les "méchants" et les "gentils", et au fond, les anciens et les nouveaux bourreaux, qui finiront tous par être des victimes du temps. Pour les trois acolytes de Costello, c'est le temps suspendu qui leur sera fatal; dans une décharge d'ordures, une bataille (qui promettait d'être exceptionnelle et terriblement poétique tant elle semble éloignée de l'idée de mort, malgré les coups de feu, le sang et les cadavres) éclate et fait éclater le temps avec elle. Les actions sont ralenties, rien ne semble atteindre les personnages, véritables fantômes qui sont emportés au vent comme les papiers qui les entourent. On nous promettait une bataille, avec ses stratèges (George Fung, interprété par le grand Simon Yam, ici totalement fade) et ses soldats (Chu, Kwai, Lok et les autres) et nous n'assistons qu'à une fusillade... Le seul élément qui est poussé ici jusqu'à son terme est la cigarette: celle du condamné, filmée dans plusieurs plans peu avant la mort des trois tueurs engagés par Costello. Ils sourient, savent qu'ils vont mourir mais continuent le combat pour sauver leur honneur et leur âme. Comme un autre Costello (celui de Melville), ils ne perdent jamais, jamais vraiment... Il est donc compréhensible de voir Kwai sourire alors qu'il se fait tirer dessus: mort il sera, ensanglanté et humain il est, ce qui n'est pas le cas de son assassin, Fung, qui ne laissera qu'un imperméable troué sur Terre (alors que Kwai est léger comme l'oiseau qu'il contemple et qui est le seul élément à pouvoir quitter le champ, Fung est lourd comme la voiture qui l'amène à ses victimes). Le film s'élève alors vers une dimension spirituelle qui peut faire rire certains (en Mai dernier, dans une salle de cinéma, j'ai effectivemment entendu de nombreux rires durant la projection). L'eau qui recouvre presque totalement Costello est, davantage que celle qui purifiait la Marion Crane d'Hitchcock, rafraichissante en ce sens qu'elle permet à Costello de retrouver sa mémoire et ses proches durant quelques instants. Il les retrouve mais ne les voit curieusement pas. Sa fille l'embrasse et il ne réagit pas. C'est ici que cette séquence se montre beaucoup moins naïve que ne le sont les autres présentant des "revenants". Le vivant et le mort ne se côtoient pas, ils cohabitent simplement dans le même espace, celui excessivement éclairé par la pleine lune. Cette intelligence de jugement venant de Johnnie To démontre, s'il fallait encore le faire, à quel point son esprit est clairvoyant et éloigné de tout lyrisme idiot. To s'oppose à certains de ses contemporains comme Gallo, Garrel ou Audiard en présentant les morts comme un tout, indépendants de la pensée et du regard des vivants.
Ces morts sont terriblement indépendants, mais les vivants, eux, les deux principaux antagonistes de l'histoire, reliés par la Vengeance, sont englués dans une substance qu'il est difficile de définir. On pourrait dire que Costello est ralenti par sa soif de vengeance, qui devient de plus en plus absurde au fil de l'avancée de son amnésie (-You want revenge... Don't you remember this? -What is revenge?), alors que Fung est ralenti par sa naïveté à l'égard de ceux qu'il ne connaît pas (ses gardes, eux, sont encore plus bêtes que lui; plus qu'idiots, ils semblent atteints d'une atrophie cérébrale, ce sont des Golems). Il est ainsi dupé et piégé par de simples stickers qui, collés sur son imperméable, permettent à Costello de reconnaître celui qu'il poursuit. C'est alors une poursuite impitoyable qui s'engage dans les rues de Macau, entre deux personnages handicapés. Seuls les yeux et le cerveau de Costello lui permettront de trouver celui qu'il cherche désespérement. La célèbre maxime de Fritz Lang, Le médiateur entre le cerveau (de Costello) et les mains (qui tiennent le revolver) doit être le coeur (la motivation de la vengeance) trouve ici sa place... On est alors en droit de se demander pourquoi agir s'il n'y a aucune satisfaction personnelle. Ce profit s'envole, symbolisé par un sticker collé à un revolver. L'acte de tuer est ici désintéressé. Même pas gratuit, il est simplement un contrat honoré, commandité par la fille de Costello, Irène, probablement décédée à la suite de ses blessures. Le but du film est alors aussi sec que son titre: Vengeance.
Ce qui a sans doute dérouté bon nombre de spectateurs vient de cette fin (du film) qui en interroge une autre (le message du film). Pourquoi Costello rit-il? Est-il fou? Peut-être pas. Il a sans doute perdu sa mémoire, mais pas son envie de vivre. Il renaît, aux côtés des enfants qui semblent l'adopter. Son identité a toujours été floue, nous savions simplement qu'il était cuisinier, ancien tueur, et français. Une fois effacée, Costello peut entamer une nouvelle vie, sur cette parcelle de paradis où il semble avoir perdu toute notion de temps.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire