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Sortie le 16 Novembre 2011. |
Mathieu
Kassovitz est un cinéaste. Pas un bon
cinéaste, pas un mauvais cinéaste. Il
le prouve simplement, dans les premières minutes de son nouveau film, par un
effet déroutant, qui peut et qui doit perturber le spectateur, afin de mieux
lui faire comprendre les possibilités (aussi infimes soient-elles) du cinéma.
Le capitaine Legorjus annonce à l’un de ses hommes, devant un avion prêt à
partir pour la Nouvelle-Calédonie, que son père a été blessé durant une
opération. Les deux hommes sont au premier plan, nets, de profil. Nous
entendons leur dialogue. Puis la focale s’agrandit de telle sorte que le
premier plan devienne flou, permettant à deux autres gendarmes, à l’arrière
plan, d’être nets à l’image. C’est à ce moment précis que nous pouvons entendre
ce qu’ils disent, alors qu’ils sont à une vingtaine de mètres de la caméra. Un
tel effet peut paraître superficiel, insignifiant, peu à même d’être évoqué au
sujet de L’Ordre et la Morale. Il
révèle pourtant très vite que le film est et sera pensé, mis en scène, mais
aussi que Kassovitz ne se laissera pas porter par un sujet historique,
n’oubliant nullement ce pacte tacite avec le spectateur plongé dans le
noir : nous ne sommes pas au théâtre, mais au cinéma, art de la
perspective et du relief.
Une
fois cette mise au point accomplie, le film peut s’offrir à nous,
puisqu’implicitement, nous savons. Et
il ne faudra pas plus de vingt autres minutes (sur les deux heures et quart du
film) pour être conquis. Un plan-séquence jubilatoire présente les faits qui
ont amené des membres du G.I.G.N. sur l’île d’Ouvéa, et qui nourrissaient
jusqu’alors les idées les plus folles, les plus macabres. On racontait que des indépendantistes kanak avaient
attaqué une gendarmerie en décapitant et en violant sur leur passage. John Ford
faisait dire à un de ses personnages : Lorsque
la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende. Ici, la
légende du kanak sauvage n’est « belle » que pour l’armée française
et le pouvoir, puisqu’elle les enfonce dans un manichéisme confortable, en
pleine période d’élections présidentielles[1].
Cette légende, dans laquelle les gendarmes – et le spectateur – vivaient, est
donc balayée en un seul plan qui conjugue la présent du récit et le passé des
faits (trois blessés et deux morts), arrivant à faire disparaître le capitaine
Legorjus et un témoin de la scène, à dénombrer précisément le nombre de coups
de feu tirés, la stratégie des kanak, et surtout, à nous faire entendre le
souffle d’Alphonse Dianou, chef des preneurs d’otages, affolé par l’ampleur de
son action. Au-delà de la virtuosité de la mise en scène, Mathieu Kassovitz
parvient surtout à capter l’effroi succédant au coup de feu, le silence
coupable après le cri.
Le
capitaine Legorjus, personnage principal du film, est à la croisée de deux genres
cinématographiques, et c’est sans doute ici que le film trouve sa plus grande
richesse. Négociateur, il est plus à l’aise dans le thriller que dans le film
de guerre. C’est tout le sens du titre : l’ordre, incarné par le pouvoir
et l’armée de terre, et la morale, soutenue jusqu’au bout par les gendarmes et
les kanak. Legorjus confesse même se sentir inutile
face à cette situation où il est contraint de prendre les armes et de trahir sa
parole. Les vagues références à Apocalypse
Now appuient ce malaise ; le film de Coppola est sorti neuf ans avant
les événements d’Ouvéa, et s’il n’intéresse pas Kassovitz réalisateur, il
semble affecter inconsciemment le personnage qu’il incarne, et évidemment le
spectateur. Par le motif de l’hélice, Legorjus voit aussi le temps qui passe,
et l’urgence de la situation est constamment rappelée dans le film par un
ultimatum liant les avancées des négociations avec les kanak. Par la voix-off,
qu’il ne faut pas seulement assimiler à la forme du film dans ce cas précis,
mais surtout à la conscience d’un personnage en quête de maxime (qui marquera
plus d’une personne en salles) pour son triste apologue.
L’Ordre et la Morale rappelle également La Ligne Rouge de Malick, en montrant un ennemi invisible, qui peut
être derrière un arbre, sur une branche, sous un feuillage. Cette tension qui
alourdit les premiers pas hésitants des gendarmes est d’autant plus forte que
le terrain est inconnu, tout comme l’ennemi. Si Malick évoquait la guerre du
Pacifique, où le dialogue semblait impossible (pas de négociation à
Guadalcanal), Kassovitz s’attache à filmer le dialogue, la médiation possible
entre deux hommes (Legorjus et Dianou) que la propagande veut séparer. Mitterrand
insistait durant le débat télévisé sur l’importance du dialogue avec le peuple
kanak, alors qu’au même moment, il avait signé l’ordre d’assaut prévu le
lendemain. Dans
le plan-séquence de l’attaque de la gendarmerie, le souffle d’Alphonse Dianou
était audible. Durant l’assaut final, c’est celui de Philippe Legorjus qui lui
fait écho. C’est cette certaine idée du dialogue (dans la douleur) qui est ironiquement
reprise par Mathieu Kassovitz. Deux hommes et un même souffle durant une
bataille : celui de la peur et du regret.
[1] Le film retrace la prise d’otages de trente gendarmes
sur l’ile d’Ouvéa, entre les deux tours de l’élection présidentielle de 1988,
qui voit s’opposer le Président Mitterrand et Monsieur le Premier Ministre Jacques Chirac.