samedi 14 janvier 2012

J.Edgar de Clint Eastwood

Un homme avance vers son balcon, porté par la liesse d’une foule. Il s’arrête, lève la main, sourit. Au loin, un autre homme semble lui rendre ce salut, debout, sur une décapotable en marche. A plusieurs centaines de mètres, deux hommes fiers se reconnaissent : J. Edgar Hoover, nouveau patron du Federal Bureau of Investigation, et le nouveau Président des Etats-Unis. Son nom importe peu, il est une marionnette miniature qui reconnaît son maître, immense, puissant. Hoover en verra d’autres. Huit. Tous croient le dominer, mais lui seul a accès aux dossiers confidentiels, ces preuves qui révèlent la vraie sexualité d’icônes intouchables. On peut dès lors regretter une chose : le traitement superficiel autour de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Et aussitôt se réjouir de ce manque. Car Clint Eastwood choisit d’aborder, dans J. Edgar, le temps qui passe et la rencontre avec Robert Kennedy n’est pas mise en scène par un petit malin (« Voyez comme le destin va s’abattre sur les Kennedy ! »), mais par un homme à la main sûre (« Robert Kennedy a pour lui la fougue de ma jeunesse perdue »).
Plus que des jeux de miroirs entre passé et présent, Eastwood organise le monde comme un présent maudit, dont on ne peut être fier même si, en surface, les personnages font tout pour maquiller la réalité ; Hoover et Clyde Tolson vont aux courses, comme dans leur jeunesse, mais Tolson fait un malaise ; Hoover et Tolson déjeunent ensemble, le premier reproche au second, momifié, de ne pas assez articuler, comme si la vieillesse n’avait aucune incidence sur son jugement. J. Edgar n’est pas pour autant une œuvre passéiste, même si elle présente, durant deux heures et quart, un homme qui tente de rattraper une vie d’action qu’il n’a pas vécue. Affabulateur, publicitaire de sa propre personne, Hoover se prête effectivement un courage qu’il n’a pas. Le public ne s’y trompe pas. Ses discours projetés au cinéma sont raillés, les spectateurs préférant les gestes violents et burlesques de James Cagney. Sans se fourvoyer dans l’idée facile d’un homme à la recherche de sa virilité, Eastwood évoque plus une personnalité publique qui n’aura de cesse de chercher des regards objectifs sur lui-même. C’est tout le sens de la dernière discussion – bouleversante – entre Hoover et son amant Tolson : il avoue avoir besoin de lui. Si lui comprend le sens amoureux, affectif de ce mot, J. Edgar parle des yeux de Clyde, honnêtes, sans complaisance. Hoover est avant tout un égocentrique, charmé par des femmes qui semblent fascinées par ses récits d’aventure. Clyde cherchera ensuite à écarter ces femmes de son homme.
La confusion d’un film comme J. Edgar porte à croire qu’Eastwood s’intéresse à l’homosexualité latente de son personnage, lui qui est plus amoureux du reflet de son miroir que d’une autre personne. Cet homme fasciné par lui-même ne souhaite pas montrer son corps à sa future secrétaire, à qui il mène une cour d’une délicieuse maladresse. Pour la séduire, il lui présente le système ingénieux de classement de sujets qu’il a inventé. Autant dire qu’il tente de se séduire lui-même, en faisant sentir sa prétendue irrésistible supériorité. Plus tard, lors de la scène de ménage entre Edgar et Clyde, Hoover annonce à Tolson qu’il compte se marier avec une actrice. La scène est une double trahison de son narcissisme : se marier pour prouver aux yeux des autres son hétérosexualité, annoncer ce mariage à un homme qui l’aime pour faire naître en lui un sentiment violent de jalousie et de désir.
La scène qui peut faire glousser, dont tout le monde parlait avant même la sortie du film, n’échappe pas à cette équivoque. A la mort de sa mère, Hoover se travestit et porte la robe de celle qui lui interdisait d’être une jaquette. Le triste rapprochement entre l’homosexualité refoulée et la volonté d’être sa propre mère établirait la sexualité de Hoover comme psychotique, ce qui n’est en aucun cas le propos du film. Là encore, tout n’est qu’une question de regard. Puisque sa mère ne peut plus le voir (le docteur fera même le geste pour fermer des yeux qui l’étaient déjà), J. Edgar doit l’incarner, d’où le miroir duquel il se regarde. Cette glace renforce donc l’immersion du personnage dans une réalité alternative, celle où il se voit comme un homme de terrain, bravant tous les dangers, alors qu’il est un cérébral qui parle à la vitesse de sa pensée[1].
Le tour de force orchestré par Clint Eastwood dans ce film est précisément le détournement du biopic, en ne cherchant pas à restituer un directeur du FBI plus vrai que nature, à rendre une bonne copie, mais en osant s’immiscer dans l’esprit d’un homme qui a eu les honneurs de la nation, et qu’il n’a pas connu. Cette main sûre du cinéaste évoquée auparavant nous épargne le surlignage d’effets subtils qui, en étant précisément appuyés, se videraient automatiquement de leur substance. Au delà du narcissisme du personnage, c’est bien son passéisme qui nous marque. La narration de J. Edgar, particulièrement fluide, convoque les époques, les visages et les voix qui ont épousé la vie de Hoover. Le film se concentre sur l’éternelle dualité des œuvres d’Eastwood, évoquée par Stéphane Bouquet dans son essai Clint Fucking Eastwood, entre la vérité vraisemblable (la légende, Hoover détective) et la vérité vraie (la réalité, Hoover bureaucrate). C’est donc dans les dernières minutes que l’on comprend le trompe-l’œil de J. Edgar, et au fond, de tous les biopic. Aucun film biographique ne peut prétendre à nous faire accéder à la vérité. Presque tous le signalent, dans un imbécile carton introductif. Si J. Edgar est le meilleur film de Clint Eastwood, c’est bien par son extrême humilité qui épouse le cinéma classique tout en consommant le divorce : le cinéma peut prétendre, sinon à la vérité, du moins au fantasme.


[1] Il est surnommé Speedy.

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