Depuis
1991, Jerzy Skolimowski n’a réalisé que trois films. Dix-sept ans séparent Ferdydurke de Quatre nuits avec Anna mais seules trois années séparent ce film d’Essential Killing. Ce symptôme d’une
joie de créer retrouvée irrigue le film de Skolimowski, mais aussi une
autre œuvre de l’année 2011, The Tree of
Life. Tous deux touchent une simplicité du cinéma, une immédiateté de
l’idée exprimée par l’image et le son.
Skolimowski
nous prépare, par le titre de son film, à une épure du cinéma dans laquelle un
personnage va lentement décliner quelques jours durant, dans l’impitoyable
nature, avant de s’éteindre, épuisé, à l’aurore.
Le
parti-pris radical, et donc essentiel, de Skolimowski est de ne pas faire
parler son personnage. Cette absence de verbe est néanmoins logique du fait de
la situation de Mohammed, interprété par Vincent Gallo ; seul, au milieu
de la nature, la parole ne ferait que surligner des actions que nous voyons à
l’écran. L’auteur adopte plutôt une doctrine d’Eisenstein, lequel préconisait
une utilisation contrapontique du son par
rapport aux images. Le spectateur sera donc grassement nourri, par des
images, et des sons qui lui donnent de nouvelles informations, peut-être même
des réponses aux plans qui nous questionnent. Cette confrontation fratricide
entre l’image et le son préservera sans doute l’enchantement du spectateur face
au plus beau film de l’année. Les confrontations sont multiples dans Essential Killing : celle d’un
homme avec l’armée, qui reste le fil conducteur de l’histoire, celle d’un homme
avec la nature et celle d’un homme avec lui-même.
Les
premiers plans du film sont aériens. Les vues sur un désert se succèdent, alors
que l’on entend des hélices d’hélicoptère se conjuguer avec des échanges
radiophoniques. Le spectateur adopte le point de vue d’un prédateur, que rien
ne peut atteindre. La prémonition de la violence est accentuée par le titre,
qui apparaît en même temps que des grésillements d’une radio. Cette écoute
acousmatique
n’est en rien gênée par la succession des plans : nous restons bien dans
le même hélicoptère puisque le bruit des hélices ne varie pas.
This helicopter was never here. La mission est secrète, et nous accédons à des
images et à des sons qui nous sont interdits.
Lorsque
la caméra met pied à terre, pour suivre trois soldats américains, le bruit de
l’hélice s’estompe, mais il est remplacé, durant quelques secondes, par celui
d’un oiseau, ce qui accrédite l’idée d’un hélicoptère-prédateur, mais aussi
celle d’une menace future, d’un mauvais présage.
L’hélicoptère
est à nouveau audible, mais cette fois-ci pour rapprocher subtilement, par le
son, la menace dans l’espace. Les hélices sont entendues près des trois
soldats, à la recherche d’un inconnu, puis par l’objet de leur recherche, qui
bénéficie d’un plan subjectif où ces mêmes soldats sont retrouvés. Si le son
est plus étouffé, il reste présent et permet de délimiter un cadre sonore,
cette ombre, selon le terme de Béla
Balázs dont ne
pouvait se pourvoir le son en 1930. Ainsi, tout ce qui ne sera pas couvert par
le bruit de l’hélicoptère sera hors-champ.
La lutte entre
Mohammed et l’hélicoptère qui le poursuivra quelques minutes plus tard est
inégale. Les pas du terroriste suivent une ligne droite et sont rendus
inaudibles à cause des mitrailleuses de l’hélicoptère qui les encerclent et les
font taire.
Au bout de la
vingtième minute, un long plan aérien de la forêt enneigée fait suite au regard
perdu de Mohammed, les yeux au ciel, l’œil hagard. Le raccord entre les deux plans est rendu limpide par la
musique qui, grâce à un instrument à vent, illustre la profonde solitude du
personnage. L’immensité de l’espace qui s’offre au spectateur ne fait
qu’accroître la compassion pour le prisonnier avide de liberté. La neige
apparaît fatalement comme un linceul. Toutefois, et c’est là tout l’art de
Skolimowski, cette compassion va muer en un sentiment diamétralement opposé par
l’apparition d’un son, qui devient un leitmotiv : les hélices d’un
hélicoptère. Le dispositif du cinéaste (la lenteur du plan, la musique) qui visait
à faire ressentir une émotion se
retrouve totalement inversé à la fin du plan par la sémantique codale qui est
corrompue : la hauteur n’est définitivement pas synonyme de pitié mais
d’instinct meurtrier.
Le protagoniste d’Essential Killing n’est pas seulement
confronté à l’armée. Seul, dans un milieu hostile qu’il ne connaît pas, il va
devoir survivre. La première rencontre de son périple se soldera par la mort de
deux américains dans une voiture. Le lien entre Mohammed et la voiture est
d’abord sonore ; il entend une musique de source, du hard rock dans une
voiture aux portières fermées, et tâtonne apeuré vers elle. Il est, bien plus
tard, réveillé par le son d’une tronçonneuse, celle d’un bûcheron, alors qu’il
se reposait sous un tronc d’arbre. Simple scène de travail pour ceux qui
n’auront pas vu Mohammed. Le son de la tronçonneuse est aussitôt interprété
comme une menace par le personnage qui se sent agressé et qui riposte. Le sens
du son de la tronçonneuse, une fois détourné, permet à Skolimowski de ne pas
filmer la mort du bûcheron, tué par son outil de travail, mais simplement de la
suggérer par le son (Michel Chion parle d’acousmatisation)
qui est amplifié et le cri de Mohammed. Le vococentrisme, utilisé à bon escient
(le personnage ne criera que trois fois dans le film), permet de souligner la
gravité et la violence de la scène.
L’importance des voix
dans l’œuvre ne peut être négligée. Elles sont l’expression de l’humain, en ce
sens qu’il ressent des émotions ne pouvant être contenues. Dans l’univers d’
Essential Killing, les voix sont sources
de danger : dès les premières minutes, les rires des soldats peuvent
trahir leur peur ou leur insouciance, mais surtout leur position. Même peur du
côté de Mohammed qui laisse entendre son angoisse par une respiration bruyante,
assimilée par un soldat aux pleurs d’un bébé. Plus tard, en étant pris dans un
piège à loup, son cri de douleur n’aura pour effet que d’amplifier le bruit des
hélices, signe d’une localisation du prisonnier par l’armée. Le vococentrisme
devient alors un élément dramaturgique, puisque lié à une évolution narrative
majeure.
C’est bien ce dernier
combat que doit mener le personnage : une lutte contre lui-même. La
maitrise de son corps sera néanmoins compromise par ce qui l’entoure. Ainsi, la
déflagration d’un missile en plein désert perturbera son écoute pendant
quelques minutes dans le film (mais quelques heures, jours ou mois, dans la
diégèse). Un son aigu illustre la désorientation sensorielle de Mohammed durant
plusieurs séquences successives. Ici, le son influence l’image puisque le
cinéaste ferme presque totalement le diaphragme de sa caméra pour recréer cette
impatience bressonienne de l’œil.
L’effet d’iris met en image le son entendu, constant et régulier, donc
impossible à situer dans l’espace. Le langage n’a plus aucune incidence sur le
dialogue, puisque le personnage ne peut entendre ni l’anglais, ni l’arabe.
Si la langue n’a
aucune utilité dans le film, la musique peut devenir un langage de
substitution, et même une représentation de la douleur du personnage. Vers la
quarantième minute du film, Mohammed tente de gravir une pente ardue. Affamé,
épuisé, il lutte contre son corps pour aller de l’avant. La musique vient ici
compléter l’action ; l’instrument à vent pour la fatigue, les percussions
pour la faim. Cet instant magnifique est le contraire d’une métaphore
sonore : ce sont ici les sons abstraits qui éclaircissent une action, en
lui donnant un sens.
Les stratégies de mise
en scène sonore instaurées dans Essential
Killing permettent de révéler le mécanisme du film : la violence est
toujours précédée d’un son trop bruyant, déséquilibrant le règne paisible de
l’environnement. Du souffle apeuré jusqu’au bruit de moteur d’une tronçonneuse,
la confrontation physique semble inéluctable. Mohammed ne tue pas par plaisir
mais par peur. Cette peur transparaît à la fois sur le visage de Vincent Gallo
et dans le dispositif sonore de Jerzy Skolimowski. Le cinéaste fait cohabiter
l’image et le son, sans les superposer mais en les juxtaposant. Cet évitement
de la redondance, cher à Bresson, enrichit d’autant plus Essential Killing en restant fidèle, par une rigueur esthétique, à
l’homogénéité, qui est vitale pour le personnage. Comme la neige qui clôt le
film, la nature doit rester lisse, monochrome, cristalline.
Confrontation exprimée par Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe : L'oeil sollicité seul rend l'oreille impatiente, l'oreille sollicitée seule rend l'oeil impatient. Utiliser ces impatiences. Puissance du cinématographe qui s'adresse à deux sens de façon réglable.