lundi 26 juillet 2010

Retour sur Les Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick

Les Sentiers de la Gloire est davantage un film sur la guerre qu’un film de guerre. Le cinéaste se permet alors d’exploiter son sujet comme forme, comme matière à penser des images et des sons. Il accumule donc les oppositions (esthétiques ou scénaristiques) dès les premières minutes du film.
Fond noir et écriture blanche ; le nom de Kirk Douglas apparaît au son de La Marseillaise. Le générique en anglais se différencie de l’hymne français…Première opposition.
Le film s’ouvre sur un silence, militaire, amoindri par une voix-off très présente. Scène d’exposition très brève, très classique…Vient ensuite le général, le méchant de l’histoire, qui, sous un ciel aveuglant, voit ses troupes dans les tranchées et leur adresse quelques mots de soutien. Une bombe s’écrase à quelques mètres, rendant le ciel noir de fumée et de terre…On le voit au bout de la cinquième minute du film, les antagonismes seront brutaux, violents. Justement, le général croise un soldat et lui demande :
-Ready to kill more Germans ? Is everything allright soldier ?
-All right ? Yes, sir. I’m all right.
-Ah-ha. Good fella. Are you married soldier?
-Married? Me married?
-Yes. Have you got a wife?
-A wife? Have I got a wife?
(...)
-Have you got a wife, soldier?
-My wife? My wife. Yes, I have a wife. I’m never going to see her again. I’m going to be killed.
-You’re acting like a coward.
-I am a coward.
On voit bien ici que l’extrême opposition entre le général et le soldat conduit à un acte de violence (une gifle), le dialogue n’étant plus une caractéristique humaine[1].
Car ces deux hommes sont des êtres humain, c’est la source même d’un antagonisme : une opposition extrême entre deux notions ayant la même source mais pas la même finalité. Le général était en extérieur, sillonnant les tranchées et se retrouve finalement dans un petit abri, très sombre, à l’opposé de la lumière aveuglante du jour. Le colonel, interprété par Kirk Douglas, le gentil, apparaît pour la première fois. Il impose sa propre esthétique, celle de l’enfermement et de l’horreur… Par la suite, ces deux qualificatifs seront attribués au méchant général. Un nouvel antagonisme, minime certes, est présenté par Kubrick : le général est balafré, signe d’horreur, alors que le colonel est physiquement beau, n’accusant pas de marques de combat sur son visage[2] ou sur son corps. Les gros plans sur son visage peuvent ainsi être qualifiés, dans une perspective deleuzienne, de qualisigne[3].
Une conversation entre le général et le colonel est la source d’antagonismes sur le patriotisme notamment ; le méchant affirme : Patriotism may be old-fashioned, but a patriot is an honest man. Le gentil rétorque: It was the last refuge of a scoundrel. A l’issue de cette phrase, une rafale de mitraillette se fait entendre, étouffée par les murs du refuge. La guerre du film se déclare entre deux français, une guerre d’antagonisme. L’un veut sauver ses hommes, l’autre sa carrière. Kubrick semble moins s’attacher au conflit franco-germanique qu’aux conflits internes. Il n’est donc pas étonnant de voir ce lourd manichéisme se recadrer au sein d’un même camp, qui devient disparate.
Tout comme la machine HAL 9000 de 2001, sensée garantir la sécurité de l’équipage, un supérieur ivre tue l’un de ses hommes lors d’une mission de reconnaissance. La règle régissant le bien et le mal semble être franchie ; l’homme incarnant à priori le bien tue un allié sans motif…Le mal n’est plus séparé par des nations, des drapeaux, des territoires, des camps, des tranchées et des armes : l’ennemi peut se développer comme une maladie, au sein d’un corps à priori homogène. Après tout, ne dit-on pas un corps d’armée ?
Au bout d’une vingtaine de minutes, le cinéaste nous oblige à nous focaliser sur une notion, essentielle dans cette œuvre : l’humain. Alors que dans 2001, les machines sont programmées par des humains pour leur ressembler, convaincus eux-mêmes de leur humanité, le général, tyrannique, inhumain, va programmer ceux qui répondent directement à ses ordres pour les déshumaniser.
Vient alors l’extraordinaire séquence du combat tant redouté, celui qui oppose les Français aux Allemands…Durant plus de trois minutes, il n’y a aucune parole : c’est la quintessence de la barbarie et du langage des coups. Le général, jusqu’alors septique quant aux officiers bureaucrates, reste dans un bunker, à l’abri donc, observant ses hommes se faire massacrer. Voyant que beaucoup de soldats restent dans les tranchées par crainte d’être tués, le général ordonne que l’on bombarde ses propres troupes… Sa voix tremblotante prouve bien que le langage humain n’est pas celui qu’il souhaite adopter. Le langage oblige la prise de conscience et c’est là le drame du militaire, tiraillé entre sa conscience et son devoir…Nouvel antagonisme : la conscience et le devoir ont une même source, la morale définie par les hommes, mais pas la même finalité. D’ailleurs, le général dira : Latitude is one thing, insubordination another (…) They were ordered to attack. It was their duty to obey that order. We can’t leave it up to the men to decide when an order is possible or not. Ainsi, le mal a parlé: Le devoir plutôt que la conscience ; le soldat doit avoir les mains sales. Un soldat ne serait donc pas un homme… Le colonel et le général s’opposeront clairement suite à un débat avec un autre général : le colonel prendra partie pour la défense des trois hommes qui seront exécutés pour lâcheté (et pour l’exemple) alors que le général se chargera de faire exécuter ces trois hommes…Avant cela, ils seront jugés en cour martiale : l’antagonisme sera ici à son paroxysme. Le général affirme au colonel : I will break you (…) I will find an excuse and break you to the ranks. I will ruin you!
Lors du « procès », le procureur fait dire au premier soldat accusé qu’il a battu en retraite... Le colonel rétorque en posant des questions :
-Private, when you reached no-man’s-land, were you alone with private Meyer?
-Yes, sir.
-What happened to the rest of your company?
-I don’t know, sir. I guess they had been killed or wounded.
-You found yourself in the middle of no-man’s-land alone with private Meyer. Why didn’t you attack the Ant Hill single-handed? Why didn’t you storm the Ant Hill alone?
-Just me and Meyer, you are kidding, sir.
-Yes, I am kidding Private Ferol. Thank you.
Ce dialogue, absurde, démontre que le manque de conscience des autorités accusant les troupes françaises conduit à des erreurs de jugement. Ici, un homme est accusé par un soldat…Ce qui n’est pas la même chose : l’antagonisme réapparaît ; un soldat kubrickien est au départ un homme (source commune) puis il ne voit plus l’utilité de parler et décide de se battre pour exprimer sa haine de l’autre. Cependant, le colonel ne semble pas aliéné par la folie de la guerre comme le prouve cette réplique, celle qui introduit son plaidoyer devant la cour : Gentlemen, there are times when I’m ashamed to belong to the human race, and this is one such occasion.
Le colonel estime donc appartenir à la race des hommes, et il a honte, ce qui implique une prise de conscience, et donc un rejet du devoir (militaire). Le malheur du gentil soldat, incarné par Douglas, est d’utiliser un dialecte oublié des soldats : le langage humain. Tout est lié dans Les Sentiers de la Gloire: si le colonel s’exprime par la force des mots, il ne sera pas compris et la réponse sera faite par le langage militaire : celui du sang et de la poudre.
Les soldats sont évidemment jugés coupables, mais ils redeviennent à ce moment des hommes : seul l’habit militaire peut prêter à confusion. Lorsque le prêtre entre dans leur cellule, l’un des hommes se révolte contre le pouvoir supposé de la religion sur les âmes en détresse. Il sera assommé par un autre prisonnier désespéré…
Le colonel arrive à accuser le général d’avoir ordonné une attaque contre ses troupes devant un général ayant un membre haut placé de l’armée, supérieur hiérarchique du général. Ainsi, l’antagonisme arrive à son terme, l’un des deux éléments étant détruit. Dernier mot du général, terriblement paradoxal : The man you stabbed in the back is a soldier. Il y a donc une confusion du général, qui se croit homme et soldat alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre.
Il reste malgré tout les trois soldats, condamnés à être fusillés…Lorsqu’ils se rendent sur le peloton, la musique militaire, rythmée et régulière se démarque des pleurs d’un des soldats.
Exécutés, ces derniers marqueront la fin des antagonismes du film.
Le film s’achève sur une séquence unificatrice. Les soldats, dans un bar, découvrent une belle et jeune allemande[4], timide mais prête à chanter. L’émotion et les pleurs sont communs. Kubrick a l’intelligence de ne pas terminer sur une fausse note, en insistant lourdement sur le chagrin. Le zoom, utilisé chez lui comme une mise en relief de l’émotion[5], permet ici tout juste de saisir une larme sur le visage d’un soldat, avant de raccorder sur un autre plan. La précision confine ici à l’élégance.



[1] Ce dialogue peut rappeler celui de Lola et Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline :
- Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat…
- Oui, tout à fait lâche Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans…Je ne la déplore pas moi…Je ne me résigne pas moi…Je ne pleurniche pas dessus moi…Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. Page 65 de la collection Folio.
[2] Cette esthétique expressionniste des visages (le film est tourné en Allemagne, pays d’où viennent bon nombre de maîtres hollywoodiens) ne sert plus à évoquer les tourments de l’âme mais l’âme lucide (le colonel se lave le visage avant l’arrivée du général).
[3] C’est-à-dire un signe de l’image-affection, présentant donc un visage. C’est une qualité ou une puissance en tant qu’exposée, exhibée dans un espace quelconque. Gilles Deleuze, cours de cinéma N°29 du 18 Janvier 1983 donné à l’université Paris VIII. Ici, la qualité est clairement la sagesse.
[4] L’actrice, Christiane Susanne Harlan, épousera par la suite Kubrick.
[5] Le soldat « Guignol », dans Full Metal Jacket, découvrant des cadavres vietnamiens dans une fosse commune, est présenté avec un élargissement de champ, qui est un contrepoint du plan des Sentiers de la Gloire.



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