Entre Space Cowboys et Invictus, dix ans et neuf films. Eastwood a, durant cette décennie, traité des histoires fortes, plus dures qu’à l’accoutumée. Alors qu’en 1993, l’enlèvement d’un enfant dans Un Monde Parfait baignait dans la poésie et la rêverie (le ravisseur n’avait aucune mauvaise intention), un autre enlèvement d’enfant en 2008 devient un drame féroce, dérangeant car violent, mais aussi idéologiquement douteux. Qu’à cela ne tienne, le film ne souffre étonnamment pas de sa fin, puisqu’elle est à la fois politique et cinéphile.
Les quinze dernières minutes ne sont pourtant pas les seules à entretenir un rapport avec le cinéma. Dès l’ouverture du film, Eastwood réutilise le logo Universal d’époque, effet déjà-vu qui essaye maladroitement de « plonger » le spectateur dans une époque… Mais l’emploi de ce logo ne peut se réduire à cette seule volonté d’immersion. Le premier plan du film débute en noir et blanc pour regagner progressivement ses couleurs. Les couleurs réelles. En quelques secondes, Clint Eastwood parvient à nous transmettre l’idée d’une dualité, ou d’une complémentarité entre cinéma et réel. Le mot final du film[1] sonne étrangement faux, en contraste avec le reste du film, d’une rare violence. Le spectateur curieux se rappelant de la mention suivant le titre du film (A true story) se renseignera sur l’histoire réelle et son dénouement qui n’est pas évoqué dans le film : Christine Collins quitte le commissariat pleine d’espoir, en 1935, radieuse et souriante, alors que la vraie Collins est décédée la même année, sans son fils. Ce final, et surtout, ce dernier mot prononcé, est purement cinématographique, factice, surfait, au second degré. La caméra effectue alors un travelling ascendant (en opposition avec le plan d’ouverture du film), et la couleur s’évapore au profit du noir et blanc initial. L’Echange aurait parfaitement pu être un film de 1935, l’un de ces films qui concourent aux Oscars et qui sont évoqués par Collins et ses amis. Eastwood place Collins en spectatrice de l’avant-dernière séquence du film, véritable bouleversement du ton du film, qui fait également office de résolution. Du chagrin, nous passons à l’espoir, grâce à un « écran de cinéma », le seul où le spectateur est reflété dans ce qu’il voit, mais aussi celui qui, comme tous les autres, ne permet pas une participation directe à l’action. C’est bien une histoire similaire qui se dénoue sous ses yeux, mais ce n’est pas la sienne. Elle ne pourra pas traverser l’écran pour retrouver l’enfant terrorisé qui s’est rendu au commissariat, puisque ce n’est pas le sien. Collins sort du commissariat rassurée, et elle se dirige, dans le plan final, vers un cinéma où est projeté It Happened One Night[2] de Capra. Eastwood s’amuse à créer des liens étonnants entre réalité et fiction, entre la vie et le cinéma. Oui, Walter Collins a disparu une nuit, oui, sa mère a toujours espéré un retour de l’enfant, ce retour qu’elle voit à travers une vitre sans tain, éloignée de l’action mais profondément émue par le témoignage et les retrouvailles de l’enfant avec sa famille. Peut-on toutefois parler d’un cinéaste truffaldien, qui considère le cinéma comme supérieur à la vie ? Certainement pas, car la force d’Eastwood est de considérer le cinéma et la vie d’égal à égal, dans un rapport de force vampirique où, pour le dire simplement, le cinéma a besoin de la vie et la vie a besoin du cinéma.
Les critiques, à la sortie du film, relevaient un « cinéma trop sûr de lui », où tout était maîtrisé, et d’où rien ne pouvait naître. C’est vrai. Mais en quoi est-ce un défaut ? A-t-on déjà reproché à un portrait photographique de star hollywoodienne son cadre, ses éclairages, le maquillage et la posture du sujet ? Le cinéma, dans sa dimension mythique (faisons ici abstraction du cinéma comme « art de la durée », et de la fameuse citation: La photographie, c’est la vérité, et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde), se nourrit de films rares, bâtards, qui n’alimentent pas l’art par des mythes, mais en y revenant, d’une manière plus discrète que directe. Faisant partie d’une famille de films comme L’Année du Dragon, qui revenait très indirectement sur Il Etait une fois dans l’Ouest (la construction des chemins de fers) et Taxi Driver (le blouson de Bickle, le même que celui de Stanley White, et les blessures par balle similaires), L’Echange renoue avec ces films sociaux des années trente, du message final optimiste jusqu’à la voix d’Angelina Jolie, qui rappelle celle, pourtant inimitable, de Ruth Chatterton : fragile, tremblante, délicate et digne. Ce cinéma dit du second degré dans le milieu universitaire, aimable mais mal-aimé, pouvant être considéré comme impur car se nourrissant d’idées d’autres œuvres, est le plus noble qui soit parce qu’il entretient l’amour des films, renforce leur légende, et sait aussi se saisir d’idées originales. Inutile de revenir sur celle de la cigarette qui se consume toute seule, alors que le policier écoute édifié le récit d’un adolescent fuyant un psychopathe, trop appuyée pour être subtile, mais plutôt sur une idée de montage, qui se construit dans la durée et dont l’effet est inconsciemment ressenti par n’importe quel spectateur.
Le film adopte depuis le début une narration linéaire, sans flash-back. Eastwood forme un bloc narratif stable autour de Christine Collins. Il faudra attendre la rencontre entre Collins et le révérend Gustav Briegleb pour que celui-ci, plus bavard que la mère, arrive à faire respirer le montage, Collins et le spectateur. Au bout d’une demi-heure, les figures de montage (Collins commence à lire une déclaration de la veille reportée dans un journal, l’auteur de la déclaration la termine, devant des journalistes) se multiplient, offrant des plans d’illustration à la parole de Briegleb. Une simple scène qui aurait pu être montée en champ contre-champ devient prodigieuse par sa seule force d’abstraction. Plus qu’une rencontre ou qu’un dialogue, cette séquence illustre avant tout une transmission, précieux thème du cinéaste : transmission d’images qui étaient alors impensables, d’autres temporalités, d’autres histoires. Nous suivions Christine Collins, nous nous retrouvons désormais face à Christine Collins et à la ville corrompue de Los Angeles, puis, plus tard, à l’histoire d’un adolescent qui a échappé à un psychopathe tueur d’enfants. La rencontre a été décisive pour Collins, mais aussi pour le film. Clint Eastwood réussit simplement là où beaucoup échouent : créer des personnages que l’on trouve immédiatement attachants, grâce à leur fraicheur, supposée par un travail de montage qui élargit alors la vision et l’esprit.
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