dimanche 20 mars 2011

Black Swan de Darren Aronofsky

Voir Black Swan quelques jours après The Wrestler renforce la contiguïté entre les deux œuvres. Les blessures d’un corps, ses fissures intérieures et son apparence révèlent l’un des aspects fascinants du film au Lion d’Or, le rapprochant même des films burlesques des années 1910. La différence capitale entre une œuvre d’Aronofsky et une œuvre de Keaton n’est cependant pas négligeable ; si le catcheur se coupe discrètement le front pendant un combat, c’est pour donner l’illusion d’une blessure causée par un coup. Chez Keaton, la face avant d’une maison s’effondre vraiment devant le jeune marinier, sauvé par l’espace d’une fenêtre.
Dans Black Swan tout comme dans The Wrestler, l’illusion est au cœur du propos d’Aronofsky. La jouissance provoquée par Black Swan naît de la compréhension d’un film sur son essence même : le faux, l’illusoire, le précaire.
Si certains peuvent déplorer la lourdeur des métaphores du film (concernant la figure du cygne notamment), il en reste une, intouchable, magnifique ; lorsque Nina décide de prendre de l’ecstasy, ses effets[1], subis par Nina et seulement visibles pour le spectateur, reflètent à eux seuls la fantasmagorie qu’est le cinéma. La séquence de la boîte de nuit ne pouvait donc subir un autre traitement que celui des fragments de film, de photogrammes séparés par des cartons noirs. Pourtant, la déformation des corps, ses étirements, ses blessures, ses transformations, ses souffrances contrastent avec la définition même de fantasmagorie : l’art de faire voir des fantômes par illusion d'optique. Car les danseurs du Lac des Cygnes ne sont pas des ombres désincarnées sinon des êtres au physique lourd, soumis à la défiance de la gravité pour donner l’illusion de légèreté au spectateur.
Les violentes hallucinations du personnage principal, qui ne sont pas les nôtres, renvoient systématiquement au factice pour mieux mettre en valeur la douleur réelle de la danseuse, et de l’actrice, sur scène, et à l’écran. Ce sont bien les pointes des pieds de Natalie Portman qui supportent son poids et ses mouvements, mais ses écorchures, ses coupures, ne sont que de simples trucages cinématographiques. Aussi, lorsque Beth, la star déchue, se plante plusieurs coups de couteau au visage, la seule chose à retenir, une fois le choc visuel encaissé, peut être résumée par : Ce n’est pas du sang, c’est du rouge ![2] Mais pour Nina, ces chocs successifs (égratignures dans le dos, peau d’un doigt arrachée etc. …) feront défaillir petit à petit son humanité. Seules les lourdes blessures de Beth sur ses jambes sont bien réelles ; symboles d’une hantise naturelle pour une danseuse, elles vont pourtant motiver Nina à être parfaite.
C’est justement cette folle quête de la perfection qui va perdre Nina, en la « rabaissant » à son physique, meurtri et sensible. La danseuse offrira une prestation parfaite le soir de la première représentation du Lac des Cygnes, mais elle le paiera de sa vie. Peut-on toutefois parler de « chant du cygne » pour une artiste qui ne s’est offerte qu’une fois à un public ? La cruauté de l’histoire est là ; Nina ne restera qu’une femme qui apprend dans l’ombre à défaut de rayonner sur scène. Confinée à une salle de répétition, son unique prestation ne peut être définie que comme une parfaite répétition. Sa seule réussite ne sera pas professionnelle mais personnelle : elle ne réussira qu’à s’émanciper de la présence étouffante de sa mère, ce qui rapproche curieusement Nina de Roger Thornhill dans La Mort aux Trousses. Comment expliquer une pareille résonnance entre le couteau de l’ONU et celui dont se servira Nina plus tard contre son double maléfique ? Les deux personnages craignent d’être accusés d’un meurtre qu’ils n’ont pas commis, ne supportent plus la présence maternelle qui empêche l’indépendance, et sont surtout confrontés à la figure morale de la mère, contre laquelle ils luttent.
Enfin, les blessures aux jambes de l’ancienne danseuse étoile Beth et le montage alterné final entre la scène et les coulisses peuvent cette fois-ci évoquer le final de Limelight, bien que la mort ne prenne pas la même place dans les deux films. Cachée et pleurée chez Chaplin, exposée et applaudie chez Aronofsky, elles servent toutes les deux le spectacle sur scène, enrichi par le deuil ou l’ivresse de l’artiste.


[1] Qui durent deux à trois heures maximum comme l’indique Lily, durée que l’on pourrait attribuer à un film.
[2] Réplique de Week-end de Godard, qui devient presque une théorie tant elle peut s’appliquer à de nombreux exemples.

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