jeudi 24 mars 2011

Barry Lyndon de Stanley Kubrick

Si nous ne devions retenir qu’un plan dans toute l’œuvre de Stanley Kubrick, nous en retiendrions deux : le dernier de 2001, si mystérieux, ouvert à toutes les interprétations (enfant-lumière, réincarnation, nouvelle race vivante etc. …), et celui de Full Metal Jacket, qui débute par un gros plan de Guignol, les yeux embués, avant de finir sur une fosse commune devant laquelle pleure le soldat. Pour ce plan, Kubrick utilise une figure visuelle chargée de sens : le zoom arrière. Cette figure de style, qui a voyagé d’un film à l’autre du cinéaste, trouve une place naturelle, évidente, au sein de son cinéma du relatif. Kubrick utilise le montage dans le plan[1], en présentant une échelle de plan initiale et une autre, finale. Le zoom est donc, immédiatement pour le spectateur, un contact frontal avec le temps, qui s’étire en même temps que la perspective. En témoigne un exemple féroce : Barry, devenu Lyndon grâce à un mariage avec une comtesse (Milady), devient père avec Milady Lyndon. Sur la durée totale du film, plus de trois heures, seules treize minutes séparent la première rencontre entre Barry et Milady de la naissance de leur unique enfant. Pour parer à cette précipitation narrative, qui révèle l’opportunisme du personnage, Kubrick utilise le zoom arrière dans le but d’offrir une marque du temps qui a passé, mais aussi pour signifier une nouvelle ère, celle de la déchéance mentale, sociale puis physique.
La première échelle est un gros plan sur le bébé, alors que la seconde présente un plan plus large sur la famille unifiée (le père, la mère, et leur fils). De ce tableau idyllique pour Barry, Lord Bullingdon, premier fils de Milady, est exclu. Ce dernier permettait d’ailleurs de saisir l’ironie de ce tableau lors de la séquence précédente[2]. Le vrai tableau est alors révélé deux plans plus tard : Lord Bullingdon, sa mère et son demi-frère. Une famille sans père, sans hypocrisie mais liée par un amour véritable. Entre ces deux plans (qui bénéficient chacun d’un zoom arrière), un plan qui justifie la répugnance que va susciter Barry auprès de sa femme et de son beau-fils : le mari, sans doute ivre, embrasse deux femmes à moitié nues. Les trois plans successifs présentent trois personnages, subtile manière de présenter ce qui compte pour les personnages centraux de chaque plan : des parents pour le bébé, des femmes pour Barry… Le troisième plan est plus problématique : en débutant le zoom sur Milady et Lord Bullingdon, Kubrick semble accorder autant d’importance à l’un et à l’autre, impression renforcée par la voix-off qui évoque la mère et le fils.
Barry Lyndon est également le seul personnage à rompre cette parfaite mécanique visuelle : si son épouse, son fils et son beau-fils bénéficient d’un zoom arrière, Barry n’aura droit qu’à un travelling arrière. Alors que le zoom arrière avait une vertu émotive, le travelling arrière ne servira qu’à prendre une distance nette, un recul de dégoût, de désapprobation et de pudeur[3]. Un travelling moral en somme. On retrouvera ce dispositif une minute plus tard, mais d’une manière plus théorique : lors d’une promenade de Milady et Lord Bullingdon au bord de l’eau, Barry est surpris sur l’autre rive en compagnie d’une maîtresse qu’il embrasse. C’est alors la main du jeune Bullingdon qui est filmée, approchant, serrant et tirant celle de sa mère, et qui recouvre son alliance. Il l’invite, sans un mot, à ne plus subir cet affront, à ne plus le regarder, et donc à s’en éloigner, par dégoût. Travelling arrière humain, recul de deux personnages dans l’espace et dispositif à nouveau brisé par Barry, avec le rapide zoom avant qui illustre le regard de la mère et du fils blessés par leur découverte.
Si le temps passe trop vite pour l’ascension de l’ambitieux Redmond Barry, sa déchéance ne sera que plus cruelle et aussi soudaine. La voix-off annonce déjà la fin de Barry Lyndon (le personnage, et le film) avec quarante minutes d’avance, en total décalage avec l’action, comme si elle tentait de lui impulser un rythme plus soutenu. Le narrateur annonce ainsi des événements prophétiques qui rendent le récit tragique, inéluctable, fatal[4]. Il annonce successivement la mort du fils de Barry Lyndon, alors qu’on le voit jouer au cricket avec son père, la terrible régression sociale de Barry alors qu’il joue dans la cour de son château, en plein soleil, et son absence de traces dans l’histoire. Cette soudaine accélération dans la vie de Barry, et la mort de son fils, sera à l’origine de la plus émouvante séquence du film, où les parents du jeune Bryan se recueillent sur son lit de mort en tentant de le rassurer dans ses derniers instants. L’apathie du jeune enfant est proportionnelle à la douleur des parents, qui se sentent coupables d’un stupide accident de cheval. Barry tente de retenir ses larmes et de raconter une histoire inventée de toutes pièces ; alors que le père racontait au milieu du film la même histoire à son fils sur son lit, il est ici coupé par l’émotion, et par le rythme du film qui va à son encontre. L’histoire n’est même pas terminée que nous voyons déjà le cercueil blanc du petit Bryan, pleuré par les siens.
Barry se distingue également, tout au long de sa vie, par une fausse témérité masquant une réelle lâcheté. Personnage en fuite après le faux meurtre d’un capitaine britannique, déserteur, tricheur, mari volage, il ira jusqu’à tirer un coup dans le vide lors du duel final qui l’oppose à son beau-fils. Cette hardiesse sera sévèrement punie par sa destinée, qui n’aura vu que lâcheté et désinvolture dans cet acte. Il perdra sa jambe. Cruelle ironie pour un homme qui n’a eu de cesse de courir après la réussite.


[1] Terme défini par Marie-Thérèse Journot dans son livre Le vocabulaire du cinéma, mais dont la définition ne peut être rigoureusement appliquée ici.
[2] Il confiera à un proche de la famille, en parlant de son beau-père : I don’t think he loves my mother at all.
[3] La composition du plan de Barry embrassant deux femmes est particulièrement bien pensée : assis sur un fauteuil, les deux femmes agenouillées, un chandelier à neuf bougies placé devant sa zone érogène.
[4] But fate has determined that he should leave none of his race behind him, that he should finish his life poor, lonely and childless.

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