samedi 9 avril 2011

Etes-vous un auteur, Monsieur Lumet ?

Sidney Lumet (25 Juin 1924 - 9 Avril 2011)
Sidney Lumet. Un cinéaste que j’avais vu dans un formidable documentaire consacré au Dictateur de Chaplin. La Cinémathèque Française organisait peu de temps après une rétrospective consacrée à son œuvre. C’était en 2007. Lumet s’était lui-même déplacé pour une « leçon de cinéma ». La Cinémathèque était pleine à craquer. De nombreux admirateurs attendaient patiemment une place pour l’entendre, alors que moi, ne connaissant pas particulièrement ses films, et muni d’un simple Libre Pass, j’ai pu obtenir une place en quelques minutes. Cruelle injustice pour ceux qui sont restés en dehors de la salle Langlois. L’un des aspects les plus réjouissants de ce type de rencontre, outre la rencontre elle-même, est de pouvoir poser une question à l’invité. Le dialogue était animé par Serge Toubiana, et lorsque vient le temps des questions, une forêt de bras s’érige, impatiente et moite. Toubiana me donne très vite la parole, ma question est prétentieuse et minable, mon jugement erroné.
Monsieur Lumet, en voyant votre filmographie (quarante-cinq films pour quatre scénarios écrits par le cinéaste), je ne peux m’empêcher de la rapprocher de celle de Frank Capra, qui lui, n’a écrit aucun scénario dans toute sa carrière. Vous considérez-vous pour autant comme un auteur, et peut-on dire qu’il y a une Lumet’s Touch, comme il y eut une Capra’s Touch ?
La réponse de Lumet fut très cordiale, évidemment pas sur la défensive, comme je l’espérais secrètement. Ceci est sans doute à mettre sur le compte de mon jeune âge. La notion d’auteur était pour moi très floue. Nous étions en été, je découvrais Godard à cette période, et le mot auteur était très simple à expliquer : Scénariste + Réalisateur = Auteur. J’étais évidemment loin du compte, puisque je découvris plus tard qu’un auteur de cinéma peut également être défini par son style. Une même histoire adaptée par dix cinéastes différents donnera dix œuvres différentes.
Cette question m’apparaissait déjà comme paradoxale au moment où je la posais : Capra était reconnu comme un grand auteur, mais pourquoi pas Lumet ? Cette foule immense qui attend pour le voir ne la considère-t-elle pas comme un auteur ?
Mes contradictions furent vaincues par mon irrépressible envie de poser une question à celui que j’avais vu ému en évoquant Chaplin. Deux films de Lumet, considérés parmi ses tout meilleurs, ne m’ont jamais plu : Serpico et Un après-midi de chien. Il a pourtant réalisé le film que j’ai sans doute vu le plus de fois sans me lasser (exception faite du Bon, la brute et le truand) : Le Crime de l’Orient-Express. Son ouverture, si glaçante et tragique, n’avait d’égal que la distribution flamboyante du film, qui parvient à réunir Albert Finney, Anthony Perkins, Martin Balsam, Ingrid Bergman, Jacqueline Bisset, Lauren Bacall, Vanessa Redgrave, Jean-Pierre Cassel et Sean Connery. Un casting neuf étoiles pour une histoire policière exceptionnelle, mais dont je n’arrive toujours pas à saisir l’essence de son charme et l’attirance qu’elle provoque en moi. Aujourd’hui encore, quelques heures avant d’apprendre le décès de Lumet, l’idée d’un article sur le film m’apparaissait intéressante mais difficile.
Sean Connery avait par ailleurs accepté d’endosser une nouvelle fois le costume de James Bond en 1971[1] à condition de pouvoir tourner deux films avec Lumet. Le Crime de l’Orient-Express était le second. Le premier est sans doute le meilleur film du cinéaste, réalisé en 1972 mais sorti en 2007 en France : The Offence, film macabre, torturé, vicieux, obscur, dérangeant, sur un policier anglais qui maltraite en garde à vue un homme suspecté de viols sur mineures. Le malaise ne vient pas tant des crimes commis que du motif de l’acharnement de l’inspecteur, sans doute incompris par la United Artists, qui a « distribué » le film.
Cette noirceur se retrouve dans son dernier film, Before the Devil knows you’re Dead, dont le découpage séquentiel ravive efficacement l’intérêt du spectateur pour une histoire et une famille brisées. Cette forme, qui tente de rivaliser avec la télévision et ses cliffhangers, s’oppose à celle du premier film de Sidney Lumet, en 1957, héritier du live cinema[2] dont était issu le cinéaste. Son style aura mué entre Douze Hommes en Colère et Before the Devil knows you’re Dead, tantôt humaniste[3], tantôt tragique[4], et entre les deux, cynique, noir, moral, politique. Je ne me rappelle plus des mots du cinéaste à ma question, mais la réponse est claire : oui, Sidney Lumet était un auteur.


[1] Deux ans après l’échec commercial d’Au Service Secret de sa Majesté, avec George Lazenby.
[2] Pratique télévisuelle américaine qui consistait, dans les années 1950, à réaliser un film « en direct », et qui nécessitait une préparation exemplaire.
[3] Le premier film se termine par un échange cordial du type : « Qui êtes-vous ? Quel est votre métier ? »
[4] Le second correspond à une tragédie familiale.

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