Tout commence par un plan d’une efficace austérité. Trois hommes semblables, même costume, même posture, même coupe de cheveux. Chacun bénéficiant d’un tiers de l’espace filmique (divisé par un bougeoir et un sabre). Celui de droite reste silencieux, alors que les deux autres évoquent sa troublante ressemblance avec l’homme au centre, élevé par un petit socle. Ce dernier est le seigneur Shingen Takeda, fin stratège sur le point de dominer le Japon tout entier. Son importance est révélée par le socle sur lequel il est assis, qui l’élève par rapport aux deux autres, et par son ombre, seule visible dans le plan. L’ombre de Shingen, combinée au regard convergent des deux autres hommes, impose le poids du personnage aux yeux du spectateur. Cette sombre silhouette, qui occupe l’espace de Nobukado, le frère de Shingen, sera le flambeau qui s’éteindra à mesure que le temps[1] s’écoule. Plus encore que le corps de Shingen, c’est son image qui motivera les troupes. Puisque Nobukado ne peut plus assurer la fonction de kagemusha[2], l’homme à la droite du cadre lui succédera. Celui-ci, bien loin de la solennité du moment, rit nerveusement lorsqu’on le présente comme une ombre indigne du seigneur Shingen (il a été arrêté pour vol), s’agite dans son espace délimité par le bougeoir et la droite du cadre, insulte le maître des lieux et parvient même à sortir de son espace prédéfini dans un élan de colère. Le matériau est là, brut, prêt à être poli par le pouvoir en place.
Avant de mourir, Shingen émet le souhait de cacher sa mort aux troupes pendant trois ans. Le double prend donc sa place, et seuls les serviteurs du seigneur et ses conseillers sont au courant de la supercherie, laquelle devient, pour le kagemusha, une double quête : celle d’une image, et celle d’une cohérence spirituelle.
L’image de Shingen est immédiatement acquise, Kurosawa ayant choisi le même acteur, Tatsuya Nakadai, pour le rôle de Shingen et de son double. La séquence où le kagemusha est présenté aux serviteurs du défunt seigneur restera sans doute l’une des plus troublantes du cinéaste, rappelant celle de Vertigo où Judy devient Madeleine, sous les yeux médusés de Scottie et du spectateur. La stupeur est d’autant plus forte que le kagemusha ne prend pas son rôle au sérieux ; assis, riant devant des serviteurs méprisants et endeuillés, le double adoptera en quelques secondes, et dans le même cadre (un plan moyen) un regard opaque, et un geste récurrent du seigneur. La volonté de ne pas surligner la mutation du personnage, par un plan plus serré lorsqu’il devient Shingen, mais au contraire d’insister sur l’émotion suscitée par une telle ressemblance en employant le thème musical principal, permet au spectateur d’être aussi ému que les serviteurs par des retrouvailles avec un personnage qu’il n’aura connu que quelques minutes à l’écran.
En abordant le thème du double, Akira Kurosawa a la rare intelligence de ne pas se perdre dans la schizophrénie des personnages. Beaucoup de cinéastes ont su, avec brio, faire fondre les contours qui définissaient un personnage de cinéma : Bergman avec Persona, Coppola avec Apocalypse Now, De Palma avec Obsession, Lynch avec Mulholland Drive, Eastwood avec Mystic River, Scorsese avec Shutter Island… Ces films offrent un regard net sur le flou psychique qui anime leurs personnages. Mais chez Kurosawa, et plus particulièrement dans Kagemusha, le flou psychique serait superflu. Si Kikuchiyo essayait de se faire passer pour un samouraï dans Les Sept Samouraï, le kagemusha ne peut être que l’ombre de son modèle[3]. Il n’a pas de but de devenir, il doit seulement être. La dualité intérieure n’existant pas, il s’efface simplement pour devenir une image, figée et fidèle. La schizophrénie est absente, même dans le cauchemar du kagemusha où il est poursuivi par Shingen puisqu’il s’ouvre sur l’image du vase géant qui se brise et duquel le seigneur sort, mort-vivant. Il faut simplement y voir une peur d’imposture, la peur du voleur attrapé en flagrant délit[4].
La doublure de Shingen avait une double quête en devenant kagemusha : celle d’une image, qu’il se sera accaparée avec brio, et celle d’une cohérence spirituelle vis-à-vis de son modèle, Shingen Takeda, qui souhaitait plus que tout autre chose un empire stable, qui reste sur ses positions pour se renforcer. L’image du seigneur sur le champ de bataille motive les troupes, les amène même à se sacrifier pour lui, personnification du pouvoir, mais seule sa volonté testamentaire, l’héritage tactique qu’il souhaitait léguer à ses proches, pourra les faire vivre. En trahissant cette vision du pouvoir comme montagne[5], le kagemusha, déchu et considéré comme ce qu’il est, un voleur, ira inexorablement vers la mort en tentant d’attaquer seul une armée qui a détruit l’empire Takeda. L’efficacité de Kurosawa, dans son choix de ne pas montrer les pertes successives lors de la bataille finale, renforce un peu plus l’amertume du spectateur qui constatera davantage, dans la marche ultime du double, la vision d’un empire ruiné que celle d’une bataille perdue.
[1] Celui de la diégèse, trois ans, et celui du film, deux heures et demi.
[2] De double, en japonais.
[3] A ce propos, Nobukado, le frère du seigneur Shingen et son ancienne doublure, dira : J’ai bien souvent souhaité être moi-même et libre (…) L’ombre d’un homme ne peut jamais abandonner cet homme.
[4] Pour éviter le ridicule, le double racontera qu’il était, dans son cauchemar, encerclé par des milliers d’ennemis, ce qui trahit aussi sa pensée : peur d’être démasqué par les personnes qui voient en lui le seigneur Shingen.
[5] Un homme aussi inébranlable qu’une montagne, dira un proche du clan Takeda au petit-fils de Shingen.
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