lundi 23 août 2010

Man's Castle de Frank Borzage

Les fenêtres, au cinéma, sont bien souvent un moyen de représentation du réel. Trois exemples, à trois périodes différentes de l’Histoire du cinéma, peuvent l’illustrer. Le plus fameux vient bien évidemment de Fenêtre sur cour, où un photographe de presse, une jambe dans le plâtre, est forcé de se nourrir du réel qu’il perçoit par la fenêtre de son appartement. Le second, plus ancien, date de 1931 : c’est M le Maudit. On se souviendra de la séquence d’ouverture, où des enfants récitent une comptine malsaine dans un climat de terreur[1]. Comptine entendue par une mère de famille qui, à travers sa fenêtre, ordonne aux enfants de cesser ce chant macabre et bien malheureusement prémonitoire pour sa propre fille. Le dernier exemple est plus contemporain : 2046 présente effectivement au bout d’une dizaine de minutes Chow, le personnage principal, cloîtré dans une chambre d’hôtel à Hong-Kong en 1966, période de contestation estudiantine et de répression militaire. Un simple regard orienté vers sa fenêtre nous permet de voir des images d’archives illustrant le climat ambiant.
Pourtant, il arrive que les fenêtres n’illustrent pas toujours le réel. C’est le cas de Man’s Castle, réalisé par Frank Borzage en plein New Deal. Borzage choisit naturellement de ne pas présenter le réel mais la rêverie dans « sa » fenêtre, celle d’un couple pauvre, Bill et Trina, qui vit dans un bidonville. La raison est pourtant toute évidente : les trois exemples cités précédemment illustrent certes le réel par une fenêtre, mais surtout la fiction dans la pièce où se trouve le protagoniste. Ainsi, l’appartement de Jefferies est le théâtre des théories les plus folles (bien qu’elles s’avéreront vraies), celui de la mère de famille est celui d’une vie quotidienne parfaitement organisée (deux couverts, le repas préparé avant l’arrivée de l’enfant) et qui va se trouver bouleversée, tandis que la chambre de Chow va devenir son bureau, celui qui permettra au journaliste d’écrire des piges complètement inventées.
A l’inverse de ces trois exemples, Borzage choisit de placer le lieu principal du film au sein même du réel. Pour qu’il y ait donc un contraste, la fenêtre ne peut être un miroir du temps. Elle devient alors un miroir de l’espace et de la rêverie. Bill, un dur aimé par une fille naïve, ne supporte pas de dormir sous un toit. Chaque nuit, avant de s’endormir, il ouvre la fenêtre de son taudis pour voir le ciel. C’est alors l’occasion pour lui de s’imaginer ailleurs, loin du couple pour lequel il ne semble pas destiné. Une scène, absolument magnifique de subtilité et pourtant construite sur des symboles, permet de mieux comprendre les tourments de cet homme malheureux ; allongé, il scrute le ciel sous lequel passent quelques oiseaux. Sa femme lui parle, mais il ne la regarde pas. Les oiseaux traduisent parfaitement ce qu’il aimerait être. Puis il revient à sa situation, en regardant les deux poids, les deux contraintes qui l’empêchent de partir : un four acheté à crédit, puis celle qui l’aime. Borzage fait ici preuve d’une sensationnelle démonstration de la force du raccord sur le regard. En pensant d’abord à l’argent qu’il doit, puis à un être qui le chérit, Bill prouve sans rien dire, sans rien faire qu’il se moque éperdument de Trina. Le cynisme du cinéaste va pourtant être amoindri puis effacé par une révélation qui va changer le cours de l’histoire et les rapports entre les personnages. Juste avant que Trina annonce qu’elle est enceinte, le sifflement du train retentit, comme un dernier appel aux voyageurs pour partir. Mais, comme elle l’annonce alors au futur père de famille, Bill est prisonnier à cause de cet enfant. Il est obligé de rester, pour elle et son enfant. Vite mariés, l’illusion dont fait preuve Bill depuis le début du film ne tarde pas à contaminer le couple, avec ce mariage forcé par le destin.
Dès le début, Bill trompe Trina et le spectateur. Vêtu d’un haut de forme et d’un smoking, l’homme semble riche. Il donne du maïs aux pigeons d’un parc et invite alors la femme qu’il vient de rencontrer, affamée, à diner dans un grand restaurant de la ville. Néanmoins, la supercherie sera vite découverte. Bill est sans le sou, et ne peut payer le repas. Davantage homme-sandwich que millionnaire, le plastron de son costume se prêtant à une lumineuse annonce publicitaire, l’homme cumule les petits boulots pour survivre et donner l’impression d’être riche, sans soucis, tranquille. Son aisance verbale et son assurance seront symbolisées lors d’une séquence amusante, où il deviendra un homme géant, aidé d’échasses. Pouvant s’immiscer aux fenêtres des autres (cette fois-ci, les fenêtres deviennent des miroirs d’intimité, et donc du réel), la ville, et au fond, la société, semble trop petite pour cet homme décidément trop malin[2] pour elle. Ce qui fait la force du personnage de Bill, c’est sa volonté inébranlable de faire le bien autour de lui, quitte à passer par l’illusion. Ainsi, un garçon admirateur d’un joueur de base-ball obtient une balle dédicacée par son idole. Bill aura auparavant dédicacé lui-même la balle avant de la donner au garçon. De même que pour le repas offert pour Trina, ou la bagarre dans les coulisses du théâtre où se produit la chanteuse qui passe pour un gag sur scène, Bill ne vit qu’à travers les illusions qu’il fait naître.
Et effectivement, Bill parvient à créer de nombreuses illusions, pour les autres personnages et pour le spectateur. Avant que Trina ne lui annonce sa grossesse, il se faisait plus doux et attentionné avec elle. Il remarquait ses beaux yeux bleus et affirmait l’aimer beaucoup. Mais cette révélation, normalement essentielle pour la vie d’un homme, ne semble pas toucher le cœur de Bill. Bien que le train se fasse entendre quelques secondes avant l’annonce, son éloignement ne signifie pas sa disparition, et Bill prendra le premier train immédiatement après cette séquence intimiste, avant pourtant de se raviser.
La figure du train, comme celle de la fenêtre, a souvent eu une fonction spécifique au cinéma. Alors que la fenêtre se voulait être un miroir du réel, le train, quant à lui, est plus romanesque. De L’Inconnu du Nord-Express à Il Etait une Fois dans l’Ouest, de Zéro de Conduite à La Mort aux Trousses, ou encore du Cercle Rouge à 2046, le train a toujours permis l’évasion. Pour le film de Borzage, c’est bien le train qui permettra au couple de s’échapper vers des jours meilleurs, peut-être, pauvres mais amoureux. L’argent manqué, après le braquage raté de Bill, a fait prendre conscience à ce dernier que l’important n’est pas d’apporter cinq milles dollars à une mère et à son enfant mais un père. Unis, mariés, adultes, le train dans lequel ils s’embarquent leur permet de penser à leur avenir, pour une fois sous un angle humain et non plus financier.
Dans le plan final, c’est Trina qui regardera le ciel, sachant qu’il n’est plus un danger mais un horizon pour sa vie.


[1] Un tueur d’enfants sévit en effet dans la ville, et effraie davantage les adultes que les potentielles victimes.
[2] Plus tard, il réussira à passer outre les gardes du corps d’une chanteuse pour lui remettre un papier de la plus haute importance, alors que les trois personnes ayant tenté l’expérience avant lui avaient échoué.

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