mardi 31 août 2010

Les Herbes Folles d'Alain Resnais

Alain Resnais a toujours été un cinéaste subjectif, chaud, allant au bout de ses idées, de Nuit et Brouillard avec ses plans "au présent" montrant que l'herbe repousse aussi à Auschwitz, jusqu'à Coeurs, où il montre que "nos vieux" peuvent aussi être vulgaires et méchants, en passant par Mon Oncle d'Amérique, où il ose faire parler un scientifique sur le comportement animal (et donc humain), sans paraître redondant ou pire, didactique. Chaud, mais pas chaleureux. Resnais contient en lui une chaleur qu'il ne peut réellement communiquer aux autres. Pas opaque pour autant, l'œuvre d'Alain Resnais reste mystérieuse, obscure, comme si une poule (le temps) couvait son œuf (l'Oeuvre). Il convient aux cinéphiles acharnés de tenter de percer cet œuf, qui contient vraisemblablement une chaleur propre à une naissance. Certains mots, que l'on pourrait comparer à des piques, tentent de percer ce mystère: montage, histoire, personnages, voix... Ces mots ne peuvent être des piques à eux tout seuls, ils doivent s'accompagner de ressentis évidents: les premiers souvenirs d'Elle dans Hiroshima mon amour perturbent le spectateur par le montage, certes, mais aussi parce qu'il s'agit de souvenirs secs, sans effets cinématographiques pour les introduire, si ce n'est l'analogie. Les ressentis évidents doivent devenir des questions profondes qui nous interrogent sur notre perception du cinéma. On peut alors vaincre le temps par le sentiment.
Resnais est donc un cinéaste subjectif. Dans Les Herbes Folles cependant, sa subjectivité sert tantôt le récit, tantôt l'audace, tantôt l'humour du film. Par le son, et c'est ce qui paraît le plus évident, le plus accessible dès le début: la voix-off, anonyme et pourtant si personnelle, si humaine, imparfaite, imprécise. Clairement, elle n'apporte que très peu d'informations au spectateur. Coupez le son lors des séquences chez la vendeuse de chaussures et du vol, et vous pourrez comprendre la situation sans aucun appui auditif. Seuls deux instants restent en flottement, comme des herbes folles : deux longs plans où le temps semble suspendu, en attente d'une quelconque action du personnage filmé. Le premier suit le vol du sac de Marguerite Muir. Filmée de dos, on ne sait ce qu'elle pense. Godard estimait que l'on filmait les personnages de dos lorsqu'ils ont une idée derrière la tête. Ici, l'idée de crier à l'aide germe dans l'esprit de Muir. Le son coupé, nous ne pouvons savoir si elle crie mais le fait de voir l'image ralentie confirme cette impression de contenance, d'hésitation, de faiblesse. Le second moment résistant à cette logique de cinéma purement visuel vient juste après, lorsque Muir prend un bain. Ce plan n'est pas explicatif, sinon contemplatif. Sa pudeur dans la nudité rappelle bien sûr cet incroyable moment dans La Guerre est finie où, Ingrid Thulin, nue, n'est vue qu'avec des bouts de corps sur fond blanc. Durant ces deux instants, le spectateur a besoin d'une voix-off. Oui, mais laquelle ? Celle de ce narrateur anonyme, imprécis, dont on ne sait s'il est réellement omniscient ou malicieux ? Non, et c'est alors que s'immisce la subjectivité de Resnais. Par ses personnages, dont il nous fait partager les pensées intérieures. La voix de Muir est entendue durant ces deux instants. Elle pense, son discours est forcément subjectif, donc le spectateur ne peut comprendre ces moments sans paroles. La subjectivité sonore réduit donc à néant cette idée de cinéma visuel. Mais elle n'implique pas seulement la voix des personnages mais aussi leur mise en relief.
Qu'est-ce qui peut distinguer une paire de pieds dans une foule ? Sa suprématie sonore. Sans savoir que le spectateur voit les pieds de Sabine Azéma (l'actrice, dont on sait qu'elle tient le rôle principal avec Dussollier), nous savons que ces pieds-là, que cette femme-là seront importants pour la séquence qui va suivre. Il en est de même pour le personnage de Georges Palet, qui nous est présenté avec sa montre. Le premier élément perceptible pour le spectateur est bien sonore : le tic-tac de la montre est entendu avant que celle-ci ne soit montrée à l’écran. C’est cette montre qui lui fera se déplacer dans un centre commercial pour la réparer, cette même montre qui lui fera rencontrer indirectement Marguerite Muir, par son portefeuille. Ces « herbes folles » dont nous parle Resnais peuvent effectivement être juxtaposées aux aiguilles d’une montre ; incorruptibles, précises, et régulières, elles ne peuvent (dé)faillir (même sans pile , les montres donnent deux fois l’heure par jour). Seulement la montre de Georges défaillit, elle. Tout comme ces personnages, couvés par une femme ou par une activité professionnelle, c’est selon, et qui un jour émergent de leur cocon, comme les herbes folles émergent du bitume[1].


Ce qui surprend le plus dans Les Herbes Folles, ce sont les projections des personnages dans un futur imaginé : en utilisant des vignettes, Resnais, en fanatique de la bande dessinée, peut se permettre les excentricités que les dessinateurs couchent sur papier tout en développant, ou plutôt, en permutant sa vision de la subjectivité du son à l’image. Alors que la voix-off omnisciente ne permettait pas d’apprendre quoi que ce soit sur Marguerite Muir, la voix-off interne de Georges Palet permet parfois d’accéder à des images de son imaginaire, forcément trop subjectif et donc erroné. Le vrai se trouverait alors entre le narrateur et Palet, entre une personne qui n’est pas représentée à l’écran et une autre qui l’est deux fois dans le cadre (l’idée de la vignette, héritée de la bande dessinée). Plus tard dans le film, Palet écrira une lettre d’excuses maladroite à Muir, navré d’avoir été agressif avec elle au téléphone la veille. Une fois postée dans sa boîte aux lettres, Palet tentera désespérément de la récupérer, et fera passer un message à une voisine de Marguerite. C’est alors que Georges, sur le chemin du retour, dans sa voiture, imagine la rencontre, que nous voyons toujours dans une petite vignette : Muir, en tenue d’aviatrice[2], enveloppe en main, est interpellée par sa voisine qui explique la situation. Le moment est très théâtral (personnages qui ne se regardent pas et qui nous font face, surjeu d’acteurs qui ne ressentent pas ce qu’ils disent), et donc irréel[3].
Cet irréel, nous le retrouvons dans le plus beau moment du film, celui qui frappe le plus à la première vision : un seul plan de plus d’une minute lors du temps de projection, sensé représenter dans le temps diégétique plusieurs heures, entre le déjeuner et le diner. Filmé caméra à l’épaule (ce qui tranche radicalement avec le plan d’ouverture de séquence, qui présente un impressionnant mouvement d’appareil), le plan est fait de présences et d’absences, d’apparitions et de réapparitions, d’ellipses sans aucun procédé de montage. Cette magie qui opère, nous pourrions l’assimiler à ce que Jean-Pierre Oudart définissait comme la suture[4]. Pourtant, Resnais affirme ne pas avoir raisonné sur le cinéma pour ce plan[5]. Il faudrait alors y voir non pas un manifeste théorique, mais tout simplement un sentiment sincère.
Le temps peut finalement bien être vaincu par le sentiment.


[1] Le rapprochement pourrait aussi être attribué à la voix-off du film, pleine d’hésitations et de non-dits ; superflue, elle est à l’opposé de la nature même de la voix-off : informer le spectateur et lui permettre de connecter les séquences entre elles.
[2] Comme sur la photo de son brevet de pilote, seul indice visuel pour Georges avec la carte d’identité, retrouvés tous deux dans le fameux portefeuille.
[3] Pourquoi le théâtre, où les acteurs de chair et de sang sont face au public, est-il considéré comme irréel alors que le cinéma, qui n’est que jeu de lumières dans une salle obscure, est parfois considéré comme le juste représentant du réel, ou du vraisemblable ?
[4] Dans les numéros 211 et 212 des Cahiers du Cinéma, en Avril et en Mai 1969. Roger M. Buergel, dans son Texte d’une génération (traduction de Jean-François Poirier), donne une excellente définition de ce qu’est la suture, définition qui peut s’appliquer aux Herbes Folles de Resnais : Pour Lacan, l’accès au langage s’opère conjointement au renoncement à l’existence immédiate : nous apprenons à parler les mots des autres. Transposé au cinéma, au langage cinématographique, l’individu fait l’expérience de son incapacité à totaliser l’imaginaire. Il apprend à connaître la douloureuse dysharmonie entre la réalité et le monde de ses représentations. Mais tout bon film hollywoodien, tout film au sens propre narratif, propose la possibilité d’une réconciliation. Naturellement, cette réconciliation a son prix et il est nettement plus élevé que la somme qu’on laisse à la caisse. Pour adopter une formulation d’aujourd’hui, ce prix est dans la normalisation du désir. Nous acceptons d’être ce que nous sommes. Dans le film de Resnais, cette idée de réconciliation est symbolisée par le fameux baiser de Georges et Marguerite, dans le faux final du film, emporté par le générique de la Twentieth Century Fox. Et le prix de cette réconciliation sera la mort.
[5] Je ne veux pas passer pour un imbécile complet, mais ce n’est pas le résultat d’un raisonnement sur le cinéma ! Cela me vient comme ça, et je suis. Je vois ou je ne vois pas. Affirmait-il aux Cahiers du Cinéma dans un entretien paru en Novembre 2009, dans le numéro 650 de la revue.

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