dimanche 26 septembre 2010

Le Plein Pays d'Antoine Boutet

Sortie le 03 Novembre 2010.


Un préjugé personnel veut que les films qui évoquent des personnages fascinants ne s’ouvrent qu’avec le titre du film, sans générique, pour laisser place au sujet, si imposant que la mention de l’auteur et des techniciens paraît superflue. Ce qui se confirmait avec de grands films comme Citizen Kane, There Will Be Blood ou Le Petit Soldat est également valable pour Le Plein Pays, un moyen-métrage documentaire qui s’intéresse à un homme, Jean-Marie, vivant reclus dans les bois français depuis une trentaine d’années… Le personnage, isolé des hommes mais au contact de la nature, n’est sans doute plus habitué à parler, et le langage devient un beau souvenir que l’on tente de ne pas oublier. La diction est particulière, les sons primaires entendus sont en réalité des mots, des morceaux de phrases. Pour palier à cette incompréhension du langage, les bribes de mots enregistrés par l’appareil de Jean-Marie (qui rappelle ici le Jimmy two-times des Affranchis, appelé comme ça pour son habitude à répéter ce qu’il dit) sont sous-titrées… Ces débris de pensée, ces aphorismes qui pourraient en dire long sur l’homme (il évoque souvent l’impureté d’une grossesse, et admire une « vierge » telle que Brigitte Bardot), sont partiellement compris par le spectateur, forcé à reconnaître les mots prononcés, non sous-titrés pour le reste du film, comme lorsqu’un bébé prononce ses premiers mots.
La reconnaissance est progressive, l’oreille attentive et l’œuvre suggestive. L’aide, si elle ne vient pas de sous-titres, est offerte par des titres de chansons populaires chantées par l’ermite[1] (Emmenez-moi d’Aznavour ou Le Plat Pays de Brel)… Le signifiant devient progressivement signifié pour le spectateur, grâce à l’idée de sens, si précieuse pour le langage.
D’ailleurs, le langage audio-visuel est ici parfaitement sensé tant le son véhicule et canalise la qualité du cadrage. Semblable à une sœur siamoise, l’image ne pourra être limpide si le son ne l’est pas. Elle nécessite un soutien sonore, alors que la plupart des films appuient leurs images par des sons. L’expérience sensorielle est alors bouleversée et bouleversante. Il faut ainsi attendre l’écoute « parfaite » (entendez, sans parasite sonore) du Plat Pays de Brel, pour que le premier travelling du film, assez maladroit (tout comme l’enregistrement d’un chant de Jean-Marie), trouve son contrepoint ; le travelling latéral dans les bois est fluide, il rappelle même ceux, majestueux, de Resnais lorsqu’il errait devant toute la mémoire du monde. Cette expression, empruntée au titre du film de 1956, n’est pas fortuite. Si Boutet filme la nature de l’intérieur et non vu(e) du ciel, c’est qu’une lutte humaine s’y joue. Pour pouvoir la travailler, Jean-Marie tente d’arracher la roche à sa place initiale. Les cordes sensées l’aider ne lui sont d’aucun secours, pas plus que ses bras, qui essayent, à bout de forces, de pousser le rocher dénaturé. Vaincu, soumis, il doit alors descendre sous terre[2] pour travailler la roche.
Car l’homme est un artiste : il reproduit ce qu’il voit, avec ses modestes moyens. Dans une grotte, avec pour seul compagnon le réalisateur (qui est aussi cadreur, le rapport à l’autre est ici très intime et sensible puisque bâti sur la confiance), Jean-Marie a besoin de la caméra, pour l’éclairer, mais aussi pour que celui qui le filme l’aide à grimper. Mais la caméra a autant besoin de l’homme que le film d’un sujet, et celui du Plein Pays, est d’autant plus intriguant et paradoxal qu’il ne cesse de reproduire et de prohiber la reproduction… Si Jean-Marie ne souhaite pas que les hommes se reproduisent, ce n’est pas par conservatisme ou idiotie, mais parce qu’il aime trop ce qui l’entoure pour juger nécessaire une descendance. Artiste, il l’est doublement ; par ses œuvres souterraines, qui rappellent celles de Lascaux (primaires, simples), et ses enregistrements, qui rappellent le téléchargement (secondaire, sophistiqué). La grandeur du film ne vient pas de cette première forme d’art, si évidente, mais de la deuxième, mieux pensée cinématographiquement, plus étonnante aussi, et émouvante, sans doute.
La séquence en question, qui se trouve à la fin du film, filme Jean-Marie, chez lui, de dos, cherchant sur sa vieille radio une belle chanson à enregistrer… La séquence se construit sur la durée, l’attente, l’appréciation et la reconnaissance de chansons. Le film confirme ainsi la formule mathématique du « moins par moins égal plus » : une chanson est diffusée par une radio (moins) puis à nouveau captée et enregistrée par un appareil (moins) : réécoutée, elle regagne son aspect artisanal et humain, puisqu’entre les deux (le moment où l’œuvre est entendue et celui où elle est enregistrée) s’est placé un intermédiaire ; l’appréciation, ou le goût, qui offre au signifiant un sens différent, un arôme délicat, et forcément délicieux.


[1] Terme rejeté par Jean-Marie, qui ne se considère ni comme un ermite, ni comme un homme des bois ou un artiste.
[2] Le premier plan du film, à la limite de l’absurde, présente l’homme entrain, semble-t-il, de s’enterrer… Son dessein ne sera révélé que plus tard : il ne s’enterre pas mais creuse la terre pour y découvrir ses secrets.

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